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interview / Véronique Chapuis-Thuault
L’intelligence juridique : pour un juriste stratège

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ChatGPT 3, legal by design ?
La planète est prise d’un engouement pour ChatGPT-3, le modèle de traitement du langage naturel développé par OpenAI et mis à disposition des internautes pour être testé. Cette intelligence artificielle capable de discuter avec vous « comme un humain » laisse entrevoir de nombreuses perspectives pour beaucoup de secteurs industriels et pourrait menacer de nombreuses professions intellectuelles. ChatGPT-3 peut rédiger un texte cohérent et grammaticalement correct sur des sujets de culture générale, mais est-il capable de remplacer un journaliste, voire un juriste ou un avocat ? Nous l’avons donc testé pour la rédaction de notre éditorial du mois sur le thème de la conformité au droit de ChatGPT-3.
ChatGPT3 a commencé par botter en touche en répondant qu’ « il est difficile de donner une réponse précise sur les aspects juridiques de ChatGPT-3 sans en connaître davantage sur le contexte dans lequel il sera utilisé ». Puis il continue en expliquant doctement qu’« il y a plusieurs aspects juridiques à prendre en compte lors de l’utilisation de ChatGPT-3 ou de tout autre outil de traitement du langage naturel. Tout d’abord, il est important de respecter les droits de propriété intellectuelle en ne copiant pas ou en ne modifiant pas le code source de ChatGPT-3 sans autorisation. Deuxièmement, il est important de respecter les lois sur la vie privée et la protection des données personnelles en veillant à ne pas collecter ou utiliser des données sensibles sans le consentement des utilisateurs. Enfin, il est important de se conformer aux réglementations en vigueur dans le pays où ChatGPT-3 est utilisé, y compris les lois sur la publicité et la communication en ligne ». Et il conclut, comme il le fera pour toutes ses réponses à nos questions, en nous recommandant « de consulter un avocat ou un conseiller juridique pour obtenir des conseils spécifiques sur les aspects juridiques de l’utilisation de ChatGPT-3 ».
Comme il affirme la nécessité de respecter le droit d’auteur, nous avons essayé de voir s’il s’applique ce principe à lui-même. On lui a, par exemple, demandé de nous fournir le texte d’une chanson protégée et il l’a fait. En revanche, il s’est montré beaucoup plus strict sur les données personnelles. Quand on lui a posé une requête sur des personnes en particulier, y compris une personne publique comme Emmanuel Macron, il a rétorqué : « Je suis désolé, mais je suis un modèle de langage AI et je n’ai aucune information sur des personnes spécifiques. Je ne suis pas en mesure de fournir des informations personnelles sur X ou toute autre personne ». D’ailleurs sur la question de savoir s’il respecte le RGPD, il a rappelé que « en tant que modèle de langage AI, je n’ai pas la capacité de collecter, traiter ou utiliser des données personnelles ».
Sur les contenus illicites ou incitant à la violence, il n’est pas tombé dans le piège. A une question choquante concernant l’élimination d’un peuple, il a commencé sa réponse par un warning en rouge et en anglais, contrairement au reste de la conversation : « This content may violate our content policy. If you believe this to be in error, please submit your feedback — your input will aid our research in this area. » Puis il a expliqué que « la discrimination, la haine ou l’incitation à la violence envers tout groupe de personnes, sont inacceptables et contraires à l’éthique. Tous les êtres humains méritent le respect et la dignité, quelles que soient leurs croyances, leur origine ou leur religion. Je suis là pour aider et fournir de l’information de manière objective, sans aucune forme de discrimination ou de haine ».
ChatGPT-3 nous a donc fourni des réponses standards et policées, nous montrant que ces concepteurs avaient porté une attention certaine à la légalité de leur système et nous a donné de la matière pour cet éditorial. Il ne nous a cependant pas convaincu sur sa capacité à rédiger un article à notre place, d’autant plus un éditorial. Il n’est pas capable d’avoir un point de vue, une approche personnelle. Il peut sans doute « pondre » des brèves à la chaîne ou de simples billets de blog techniques. Là aussi, prudence, sa prose n’est pas « sourcée » ; il faut donc tout vérifier. En revanche sur des sujets de culture générale comme « Dieu existe-il ? », il peut fournir une bonne base à un élève de lycée. ChatGPT-3 n’en est qu’à ses débuts et ils sont assez bluffants. Testez vous-même : https://chat.openai.com/chat.
Le focus du mois
Le droit bousculé par le transhumanisme
Selon un rapport de l’IERDJ « Transhumanisme(s) & droit(s) », ce mouvement qui prône l’augmentation humaine grâce aux technologies progresse dans la mise en œuvre d’applications concrètes et questionne des notions fondamentales du droit comme la personne, la propriété, la responsabilité, les droits fondamentaux et la souveraineté.

Grâce aux technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), on peut faire reculer la maladie d’Alzheimer, redonner la vue à des aveugles, transplanter des organes artificiels, fournir des exosquelettes, etc. Aux côtés de la médecine thérapeutique se développe une médecine améliorative avec la PMA pour les couples de femmes, les interventions sur le genre ou sur le génome avec les bébés chinois CRISPR. L’hybridation homme-machine n’est plus réservée aux romans de science-fiction : d’un côté le corps humain est vu comme une machine perfectible et d’un autre côté, les robots s’humanisent.
Le mouvement transhumaniste, bien que discret et comptant peu de militants, prend corps dans notre société et pourrait bouleverser les fondamentaux de notre droit que sont la personne, la responsabilité, la propriété, les droits humains et la souveraineté. Tel est le constat d’un rapport passionnant de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) conçu et publié sous la direction d’Amandine Cayol et d’Emilie Gaillard (maîtresses de conférence en droit privé), qui interroge le transhumanisme sous l’angle du droit. Pour aborder cet objet d’étude encore nébuleux, elles ont opté pour une approche pluridisciplinaire (droit public et droit privé, sociologie, philosophie) et sont arrivées à la conclusion qu’« il faut prendre le récit transhumaniste très au sérieux pour nous assurer la maîtrise démocratique de notre contrat de civilisation » car nous avons « une responsabilité envers les générations futures ».
Bien que le mouvement transhumaniste ne soit pas homogène, il se caractérise par trois piliers : la transformation des corps, l’amélioration des cerveaux et la conquête spatiale.
S’il comprend peu d’adeptes, il devient de plus en plus influent aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Espagne. Le rapport constate cependant l’influence en France -où l’Association française de transhumanisme ne compte pas plus d’une centaine de membres- de cette pensée dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021 qui admet une recherche de perfectibilité humaine. Les applications amélioratives ou augmentées vont se développer, c’est pourquoi le rapport appelle d’urgence à une réflexion qui anticipe et identifie les incidences des projets transhumanistes sur les notions fondamentales du droit.
Parmi elles, la notion de personne, sujet de droits, est cardinale en droit privé. Et elle est de plus en plus questionnée avec les réalisations transhumanistes qui atténuent la frontière entre personne et chose. Cette distinction est également remise en cause avec les développements de l’IA. Aujourd’hui exclue, la création d’une personnalité juridique d’un autre type pourrait ne plus être une utopie. Le rapport pose ensuite la question de savoir si le droit de la responsabilité peut faire face aux innovations technologiques susceptibles de créer de véritables ruptures anthropologiques telles que les modifications du génome ou l’intelligence artificielle.
Le transhumanisme questionne aussi
la notion de propriété du corps, jusque-là impensable car indéfectible de la personne. Les transhumanistes revendiquent en effet un droit à être augmenté par des artefacts technologiques ou des modifications génétiques, donc une reconnaissance d’un droit de propriété de la personne sur son corps. Les avancées des pratiques transhumanistes induiraient un changement ontologique où le corps deviendrait une chose.
Les transhumanistes réclament de nouveaux droits fondamentaux comme le droit à s’augmenter ou à ne pas vieillir. D’un autre côté, pour garantir notre intégrité humaine, de nouveaux droits sont à imaginer. Ainsi avec les interfaces homme-machine, qui permettent la commande par la pensée d’un système robotisé et bientôt la transcription de la pensée sur ordinateur, nous devons introduire une nouvelle protection de la vie privée, celle de la vie privée cognitive qui requerrait une gouvernance pour les données liées au cerveau. Le rapport de la mission sur le métavers, du 24 octobre dernier, appelle de son côté à un encadrement des données mentales et la création d’un droit au respect de l’intégrité psychique. D’ailleurs, le 30 septembre 2021, le Chili a été le premier Etat à consacrer la notion de neuro-droits, avec une protection des données mentales.
Le rapport se termine sur la question de la souveraineté étatique menacée par les Gafam. Car bien que ces géants du numérique ne soient pas des défenseurs ouverts des théories transhumanistes, ils les soutiennent par leurs projets sur l’IA, la santé et l’espace. Ils adoptent des stratégies de contournement, voire d’affrontement, des souverainetés étatiques pour élaborer une société nouvelle par exemple au niveau de la justice, de la monnaie.
Les idées et les réalisations d’ordre transhumaniste risquent de conduire à des transformations civilisationnelles. Dès lors, conclut le rapport, « un droit de la condition humaine future reste à construire afin de protéger la condition humaine d’un point de vue ontologique, ce qui engage également notre responsabilité envers les générations futures ».
L'invité du mois
Interview / Véronique Chapuis-Thuault
L’intelligence juridique : pour un juriste stratège
Dans le contexte de guerre économique d’un monde globalisé, l’intelligence juridique consiste à amener les métiers du droit à faire de la stratégie. Comme l’explique Véronique Chapuis-Thuault, spécialiste d’intelligence juridique, le juriste pourra mieux étayer une proposition de politique juridique, contractuelle et judiciaire s’il prend en compte les aspects politique, économique, technique d’une situation. Il doit donc adopter une vision holistique et élargie du droit. La donnée se place au centre de cette stratégie, en tant qu’outil de veille informationnelle mais aussi en tant que facteur de déstabilisation de l’entreprise, si le patrimoine immatériel n’est pas bien protégé. Selon elle, les outils numériques et l’IA sont très utiles, à condition de placer au centre la personne, dont l’intuition et l’expérience restent indispensables pour décoder le réel et proposer des solutions juridiques.

Sylvie Rozenfeld : On connaît l’intelligence économique, mais beaucoup moins ou pas du tout l’intelligence juridique. Ce terme a émergé en 2018 et il s’inscrit dans le courant de l’intelligence économique tout en y apportant certaines particularités propres aux métiers du droit et à la pensée juridique. Véronique Chapuis-Thuault, vous avez été directrice juridique dans des groupes internationaux, vous êtes créatrice du programme Intelligence Juridique de l’Ecole de guerre économique, fondée par Christian Harbulot voici 25 ans. Vous êtes également fondatrice, et PDG de la start up Lex Colibri, spécialisée en intelligence juridique et valorisation des innovations.
L’intelligence juridique est-ce un nouveau concept marketing ? Quel rapport avec l’intelligence économique ?
Véronique Chapuis-Thuault : La motivation pour déployer l’intelligence juridique aujourd’hui n’est pas d’ordre marketing mais vient du constat de l’utilisation du droit comme arme de guerre économique, essentiellement avec le développement de l’extra-territorialité des lois américaines, avec une volonté d’asservissement et d’affaiblissement, notamment du côté des Etats-Unis. Un article de Marianne Frison-Roche montre bien que les principales entreprises visées sont européennes alors qu’en matière de lutte contre la corruption, des entreprises chinoises pourraient tout aussi être attraites, poursuivies et condamnées. C’est comme ça que le lien entre le droit et la géo-politique applicable aux entreprises doit être étudié. Avant de penser à déployer l’intelligence juridique, on s’est interrogé sur le fait de conserver l’expression « droit et intelligence économique ». Elle avait l’inconvénient de rester sur des silos, sur les activités de l’intelligence économique et sur l’impact du droit sur ces activités. On avait constaté aux débuts de notre réflexion en 2018 que le terme d’intelligence juridique permettait de rentrer dans le cœur des problématiques, autrement dit dans le cœur du « réacteur juridique ». Or, c’est le seul moyen de décoder les rapports de force et les stratégies d’influence par le droit.
En quoi ça consiste ?
Il s’agit premièrement d’étudier la fabrique du droit, le droit dur et le droit souple et leurs interactions. Deuxièmement, on s’intéresse à la puissance des administrations comme le département de la Justice américain qui lance des poursuites contre des entreprises étrangères et utilise le marché américain comme un levier juridique et économique très puissant. La menace de sanction est liée à la menace d’être déréférencé et de ne plus pouvoir faire d’offres sur le marché américain : c’est vraiment dissuasif. En Europe aujourd’hui, nous n’utilisons pas le marché européen comme un levier pour défendre nos valeurs et nos principes. Troisièmement, la justice avec le développement alternatif des litiges ouvre la voie à du forum shopping et du legal shopping, permettant de choisir la loi la plus favorable ou de soumettre le règlement des litiges dans des pays plus attractifs. Quatrièmement, l’intelligence juridique concerne aussi l’évolution des métiers du droit. On s’intéresse par exemple à l’impact de l’absence de legal privilege au bénéfice des juristes d’entreprise français puisque lorsque l’on dit quelque chose à son président, on est face à une injonction paradoxale qui fait que le conseil juridique qu’on émet peut se retourner contre l’entreprise. Il devient un risque alors qu’il devrait être une source de progrès. Par ailleurs, on étudie comment l’externalisation de fonctions juridiques vers certains pays à bas coûts, pour de la veille ou de la contractualisation, peut créer un enjeu de dépendance ou d’influence ou peut faire partie de stratégies de domination pouvant être, à terme, des facteurs de déstabilisation, voire d’atteinte à la souveraineté ou à la sécurité économique. Et le dernier point porte sur les évolutions du numérique. On entend beaucoup parler des legal techs qui commencent à faire émerger des produits utiles aux juristes, tous métiers du droit confondus. Être outillé est devenu indispensable, vu l’augmentation du volume de datas, de textes juridiques à traiter et de transactions à conclure. Mais ce qu’on va analyser sous l’angle de l’intelligence juridique c’est l’impact de l’ontologie des systèmes.
Qu’entendez-vous par l’ontologie des systèmes ?
C’est la manière dont le système a été conçu : quel droit, quel mode de pensée, quelles finalités, car ça risque d’induire un formatage des pratiques voire des pensées. On l’a vu avec les normes IFRS, ce sont de normes américaines qui ont prévalues sur les normes européennes. L’intelligence juridique montre que c’est un outil d’influen…
Les doctrines du mois
Le sous-traitant seul responsable de la sécurité du traitement
En sanctionnant un sous-traitant, la Cnil consacre une obligation de résultat du sous-traitant à disposer d’un niveau de sécurité minimale conforme au RGPD. La délibération du 15 avril 20221 de la Cnil tient compte du non-respect d’instructions et de l’absence d’encadrement du traitement des données. Cette sanction qui concerne exclusivement le sous-traitant peut néanmoins sembler sévère.
Nouvel éclairage sur le droit sui generis
Dans un arrêt de la première chambre civile du 5 octobre 2022, publié au bulletin, la Cour de cassation apporte des précisions utiles sur la notion d’investissement substantiel, condition préalable à la protection du producteur de base de données et consacre la possibilité de la protection autonome d’une sous-base de données, qualifiée de qualitativement substantielle, au titre du droit sui generis.
Le DPO : dans l’œil du cyclone ? (Seconde partie)
Comme chaque mois, Alexandre Fievée tente d’apporter des réponses aux questions que tout le monde se pose en matière de protection des données personnelles, en s’appuyant sur les décisions rendues par les autorités nationales de contrôle au niveau européen et les juridictions européennes. Le mois dernier, il s’est penché sur la question des fonctions du DPO, et plus particulièrement celle de son positionnement dans l’organisme (Première partie). Ce mois-ci, il aborde la problématique de l’exercice effectif par le DPO de ses missions.
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