C’est le 18 septembre que le Premier ministre a demandé à Michèle Alliot-Marie de saisir la Cnil d’un nouveau projet de décret autorisant la mise en oeuvre d’un traitement automatisé de données se substituant à Edvige. Il annonçait ainsi la survenue d’Edvirsp, imprononçable : le gouvernement était sans doute peu désireux que les partisans du "non à Edvige", aient le nom de son remplaçant trop bien en bouche. Quelques heures plus tôt, la ministre de l’Intérieur se livrait encore à des "consultations" censées l’éclairer dans son choix. Sans aller jusqu’à prétendre que l’exercice était purement formel, on rappellera seulement que l’essentiel des modifications apportées était déjà connu : suppression du fichage des personnalités, des orientations sexuelles, de la situation médicale, maintien de la collecte d’informations sur les mineurs de 13 ans tenus pour dangereux, avec ouverture très encadrée d’une possibilité de droit à l’oubli. Sur cette base de rumeurs fortement étayées, Expertises rencontrait, ce même jeudi 18 septembre, Ollivier Joulin, vice-président du Syndicat de la magistrature. L’objet de cette interview allait bien au-delà du seul Edvige, que sa mauvaise réputation avait déjà conduit en phase finale. Il s’agissait de pousser un peu plus avant le débat sur les libertés publiques et individuelles fragilisées en France par la prolifération des fichiers, une des grandes questions au cœur de la thématique du SM. Contrairement à Alex Türk, qui conseille aux citoyens de s’intéresser plutôt aux fichiers commerciaux, Ollivier Joulin considère que "nous n’avons pas plus de raisons d’avoir confiance dans l’Etat que dans les organismes privés".
Monique Linglet La polémique autour du fichier Edvige est en train de vivre ses dernières heures (du moins dans sa forme paroxystique), puisque la ministre Michèle Alliot-Marie va s’exprimer tout à l’heure sur ce sujet dans le cadre de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Quel que soit son contenu, cette communication ne sera pas de nature à clore définitivement une question qui a tant agité l’opinion. Le Syndicat de la magistrature qui a participé en première ligne au débat écrit sur son site : "De même que la rétention de sûreté a vocation à prévenir d’un crime hypothétique, Edvige pourrait avoir vocation à se prémunir contre toute forme d’opposition". Est-ce bien cette anticipation d’une atteinte envisagée seulement qui rend ce dernier fichier plus dangereux que ses ancêtres ?
Ollivier Joulin : Edvige couvre en effet ce que l’on peut considérer comme le fichier de police criminel, mais aussi le fichier plus politique des renseignements généraux et celui de la DST qui vise à prémunir le gouvernement d’espionnage, d’atteintes terroristes, etc.
M.L. Ces deux derniers services ont-ils achevé leur rapprochement ?
O.J. Cette fusion est opérée. Auparavant, la police était dotée de deux directions différentes. L’une, les RG, visant à donner, dans un cadre républicain, des informations pertinentes au pouvoir politique sur les mouvements sociaux : on peut comprendre qu’un préfet soit informé des difficultés qui se font jour dans une entreprise, avec les risques de licenciements, de manifestations, qu’il s’intéresse aux motifs de contestation aux plans de transports, des retraites, etc. La DST, quant à elle, comportait la surveillance d’activités supposées compromettre la sécurité intérieure.
M.L. Elle détenait une forme de pouvoir exécutif.
O.J. Il existe une différence fondamentale entre la manifestation de rue et l’espionnage. Et le fichier Edvige confond ces deux domaines. Il peut comporter des renseignements aussi bien sur un responsable syndical que sur un terroriste ou un agent du renseignement.
M.L. La confusion de ces deux champs de surveillance est en elle-même antidémocratique
O.J. D’une manière générale, le courant de pensée post Il septembre est que nous n’avons plus affaire à un ennemi visible traditionnel mais qu’il nous faut lutter conte "le terrorisme", label extrêmement confus qui ne désigne pas la cible, si bien que le danger est censé être partout, tapi dans des mouvements et -des religions. La confusion est si totale qu’il est devenu difficile de raisonner de manière démocratique et que nous nous voyons inciter à baisser notre garde dans le domaine de la préservation de nos libertés.
M.L. Certaines catastrophes ont une utilité dans le cadre du renforcement de l’ordre.
O.J. La promotion des politiques sécuritaires correspond-elle à une conviction de la part de leurs auteurs, ou est-elle l’expression d’un simple cynisme politique ? Il est difficile d’en décider avec certitude. Ce discours a fonctionné pour la première fois en France lorsqu’il a été mis en avant par le Front national, il semblerait donc qu’il existerait une priorité de l’utilité électorale sur la pertinence sécuritaire.
M.L. L’actualité est alors prise comme prétexte pour renforcer les moyens de répression.
O.J. En France, le terrorisme (hors mouvements indépendantistes) a surtout frappé dans les années 95, et il a été relativement bien maîtrisé, malgré ses liens avec le Moyen Orient et un certain nombre de personnes qui symbolisent le terrorisme, les mouvances islamiques radicales. La France reste un pays assez bien préservé dans ce domaine et devient en revanche très peu sûre pour le citoyen face aux contraintes des lois sécuritaires toujours plus nombreuses.
M.L. Edvige est censé apporter des garanties contre un terrorisme hypothétique ou la délinquance avérée mais quel rapport avec le fichage des personnalités des mondes politiques et associatif ?
O.J. Le discours du Président de la République, de la ministre de l’Intérieur ou des promoteurs d’Edvige porte sur la seule délinquance. Or il existe déjà des fichiers consacrés à cet aspect. D’abord le casier judiciaire, qui comporte toutes les condamnations, puis le Stic, qui traite les infractions constatées, les deux constituant un système extrêmement complet. Avec Edvige, il ne s’agit pas de ficher la délinquance. Tout à l’heure, vous évoquiez le rapprochement avec la rétention de sûreté : l’objectif est ici de ficher un risque la dangerosité, notion extrêmement floue, qui va jusqu’à inclure l’éventualité du signe primal de la dangerosité.
M.L. Ce flou est particulièrement épais lorsqu’il s’agit de mineurs de 13 ans.
O.J. Il faut observer qu’ils pouvaient déjà figurer dans le Stic. Maintenant, ils seront fichés en tant que personnes susceptibles d’une évolution négative. Sur quel critère ? Ils habitent un quartier difficile ? Il existe un délinquant dans leur fratrie ?
L’islam de leur mosquée ne serait pas modéré ? On les a vus dans une manifestation ? Je trouve extrêmement préoccupante la désignation répétée des enfants comme dangereux. L’évolution est très nette depuis 2002. On envisage des mesures d’enfermement plus strictes, on en crée des lieux d’enfermement spécifiques pour les mineurs de 13 ans, on leur applique les mêmes textes sur la récidive que les majeurs, il en va de même en matière de rétention de sûreté, ce qui permet de prolonger la peine de manière infinie si il est considéré que leur dangerosité n’a pas cessé.
M.L. Existe-t-i1 effectivement un nombre accru de mineurs faisant l’objet de mesures de contention ?
O.J. C’est une question d’angle. Je vais illustrer mon propos. J’ai entendu la ministre de l’Intérieur affirmer que 48% des vols avec arme étaient commis par des mineurs, ce qui m’a étonné. Quand on examine objectivement les chiffres de la délinquance, on s’aperçoit qu’il y a explosion des vols avec violence et avec arme et qu’ils concernent essentiellement les téléphones portables ou les gadgets électroniques. En fait, il y a deux types de vols à main armée : le vol de rue, qui est un phénomène très préoccupant et susceptible de perturber gravement les victimes et le braquage de banque avec des auteurs lourdement armés qui "font le coffre". Le chiffre de 48% peut être critiqué sous un autre angle encore : il est calculé à partir de personnes identifiées, alors que la plupart des délinquants professionnels ne sont pas identifiés. Les faits constatés ne sont donc pas imputables pour moitié aux mineurs.
M.L. Y a-t-il ou non un accroissement objectif de délinquants mineurs ?
O.J. Ces actes de vols avec violence sont en augmentation chez les mineurs. Mais tout autant, l’intolérance à l’encontre de la délinquance des mineurs. Exemple - Jusqu’à présent, les bagarres dans la cour de récréation trouvaient une issue au sein de l’établissement. Aujourd’hui, les tribunaux sont régulièrement saisis dans ces cas, même lorsque les faits concernent des enfants de 5 ou 6 ans. Il en va de même pour les violences envers les professeurs qui ont toujours existé mais qui n’étaient pas forcements dénoncées.
M.L. C’est l’aspect positif de la banalité de la vie professionnelle et familiale.
O.J. La baisse de la délinquance des mineurs est liée à la prévention et l’éducation. C’est ce que disait admirablement Victor Hugo : "Ouvrir une école, c’est fermer une prison". Aujourd’hui, nous faisons exactement l’inverse. On crée des postes de gardiens de prison et on supprime des emplois dans l’éducation nationale, conformément à une logique qui veut que seule la répression fonctionne.
S’efface la distinction entre infraction tout court et infraction pénale, tandis qu’apparaît la notion d’incivilité. Que recouvre ce mot ? Une atteinte aux règles de la politesse ? Une forme de violence verbale ? On va criminaliser des comportements qui ne relèvent pas vraiment de la délinquance. Un exemple typique est le rassemblement dans les halls d’immeuble : ce qui n’était pas une infraction en devient une. Une telle création accroît mécaniquement le chiffre de la délinquance. Autre illustration : le fait de ne pas payer son titre de transport a été longtemps une simple contravention. C’est toujours vrai, mais une seule récidive en fait un délit, qui figurera au casier judiciaire. Une contravention devient ainsi un délit.
Parlons du racolage passif, notion extrêmement floue pour un juriste. Dans quel cas en parlera-t-on ? Dans la situation où, croisant une personne, on imagine qu’elle est prostituée. C’est la subjectivité du policier qui réalise cette catégorisation.
M.L. Il y a accroissement du fichage pour toutes les populations, mineurs y compris. Mais ces derniers le sont-ils davantage que voici 10 ans, par exemple ?
J.O. Les adolescents n’étaient pas fichés voici 10 ans, puis l’ont été dans le Stic et peuvent l’être désormais dans Edvige. Ils étaient éventuellement connus des services sociaux, des mécanismes éducatifs étaient mis en place. Prenons l’exemple de la loi sur la prévention de la délinquance. A l’origine, elle instaure la tolérance zéro. Cette conception est proche de la philosophie développée par Giulani, alors qu’il était candidat à la mairie de New York selon laquelle : "Si vous commencez par tolérer un carreau cassé, c’est tout l’environnement qui va être gagné par cette délinquance, et vous aurez favorisé l’émergence d’une zone de non droit". Ce qui implique le diagnostic précoce.
Cette théorie a été totalement invalidée par les études scientifiques les plus sérieuses aux Etats-Unis et on l’a tout de même importée en France. On prétend diagnostiquer les troubles du comportement annonciateurs de la délinquance ce qui est impossible. Par ailleurs, il y a confusion des rôles : les travailleurs sociaux deviennent des indicateurs de la police, les gardiens de prison des éducateurs, les policiers basculent dans la police politique, l’ensemble dans un seul but sécuritaire.
Or, cette notion est mal ressentie en France. Des réactions de vif rejet se sont fait connaître lorsqu’il a été question de déceler chez l’enfant dès l’âge de trois ans, des comportements qui laissent augurer des difficultés futures. Comme si le moindre écart avec la norme le rendait inéluctablement dangereux. Si bien qu’on a demandé aux travailleurs sociaux de faire un travail qui n’est pas le leur, celui de faciliter le plus tôt possible la répression.
M.L. C’est un objectif de police.
O.J. Ce nouveau système de surveillance précoce est doté d’une autorité centralisatrice des informations, le maire. C’est vrai que d’une certaine manière, il est responsable dans sa commune de l’ordre public, il détient de petites fonctions de police. En réalité, c’est lui le premier homme politique de la cité. Dans ce cadre, il a à repérer, ficher les informations fournies par les travailleurs sociaux pour alimenter les outils de la police. Cette mesure relève d’un phénomène de surveillance sociale extrêmement important. Jacques-Alain Benisti qui est à l’origine du projet sur la prévention de la délinquance a été un des plus ardents défenseurs d’Edvige. Il a dit attendre avec impatience sa constitution qui lui permettra de connaître les auteurs des bris de vitres survenus dans sa commune.
M.L. Est-ce que l’argument du fichage est susceptible d’être dissuasif pour un jeune ?
O.J. Les jeunes n’ont pas un raisonnement très différent de celui des adultes. La réaction spontanée est qu’à partir du moment où il n’y a rien à cacher, il est normal de ne pas s’opposer à la banalité des fichiers, qui est probablement utile. De plus, certains, par manque de culture citoyenne, n’ont pas à l’esprit la distinction entre traitements publics et privés. La régulation de l’accès à la cantine ,’ à la bibliothèque ou à des activités scolaires par le moyen de carte éventuellement biométrique ne leur paraît pas attentatoire à leur potentialité de liberté.
M.L. Le fait que nous vivons dans une société de l’informatisation finit par nous faire perdre de vue la distinction entre le fichage commercial et le fichage privé.
O.J. Tout à fait. Et ce monde aspire à la transparence : tout le monde a son blog, chacun communique spontanément des informations personnelles. Certains font des recherches généalogiques, d’autres essaient de retrouver d’anciens camarades de classe : finalement, on arrive à retrouver la trace de tout le monde.
C’est ainsi que dans une interview récente de Télérama, Alex Türk a déclaré que les Français feraient mieux de se soucier davantage des fichiers que d’Edvige. Mais cette invitation à baisser la garde face aux fichiers publics est très contestable. On s’attendait à ce que la Cnil soit un des chiens-de-garde de la démocratie et qu’elle veille à notre liberté fondamentale dont un des aspects importants est notre intimité. C’est aussi ce que dit la Convention européenne des droits de l’homme : "L’Etat ne doit s’intéresser à la vie des individus que dans un cadre de stricte proportionnalité".
M.L. Lorsque vous dites "on s’attendait ... ", qui est ce "on" ? Vous, le SM, d’autres entités ?
O.J. Au moins les signataires qui ont fait un recours devant le Conseil d’Etat.
M.L. Si vous avez été déçu par la Cnil, c’est que vous pensiez qu’elle était vraiment un garde-fou ?
O.J. Quand la loi de 78 a été votée, le SM pensait qu’elle n’allait pas assez loin. Notre doctrine est très critique envers les fichiers qui ne devraient être conservés que là où ils sont véritablement utiles.
M.L. Avec un organisme qui garantisse un droit d’accès, de correction et de rectification.
O.J. Voilà. Et nous n’avons pas plus de raisons d’avoir confiance dans l’Etat que dans les organismes privés. Pour nous, les textes de la sûreté de l’Etat, de la sécurité intérieure, ou de la prévention des troubles à l’ordre public ne sauraient justifier un fichage généralisé.
M.L. Ces fondamentaux de la loi de 1978, qui déjà vous paraissait insuffisante, avez-vous l’impression qu’ils soient encore pris en compte ?
O.J. Pas du tout. Surtout quand j’entends Alex Türk déconseiller de s’intéresser aux fichiers publics : la Cnil serait-elle devenue borgne ?
M.L. Il est vrai que depuis ses débuts, la Cnil a toujours pris grand soin d’éviter le choc frontal avec le pouvoir politique.
O.J. Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen déclare "Nous ne sommes pas en dictature, il n’y a donc aucune raison de craindre le fichier Edvige", et critique le recul du président de la République face aux opposants à ce fichier. Ce discours me fait frémir : que deviendrait cet outil de renseignement aux mains de l’auteur des propos ?
M.L. On peut même frémir sans imaginer la montée en puissance de telle ou telle personnalité politique : l’utilisation même du fichier risque de s’avérer calamiteuse.
O.J. Vous avez raison : même les bonnes intentions des ficheurs peuvent avoir des conséquences déplorables. Prenons l’exemple des campagnes électorales qui sont de plus en plus offensives et personnalisées. Il a été affirmé que Lionel Jospin avait été militant trotskyste.
M.L. L’intention était manifestement malveillante, même si l’information était juste.
O.J. De telles attaques pourraient se produire à l’encontre de personne dont l’orientation sexuelle ne serait pas majoritaire ou dont l’activité amoureuse serait présentée comme excessive : ce qui est anecdotique au quotidien est susceptible d’être utilisé de manière déloyale dans un contexte politique.
M.L. La médiatisation du fichage par les RG de Bruno Rebelle alors conseiller de campagne de Ségolène Royal a fait si grand bruit que la Cnil a dû lui remettre copie de la fiche de signalement. Pour ainsi dire vide, d’ailleurs.
O.J. Autre souvenir de campagne. Le président de l’Union syndical des magistrats (USM, l’autre syndicat) débattait un jour de questions de délinquance avec Nicolas Sarkozy. Il s’est entendu dire : "Là où vous habitez, il n’y a pas de problèmes de sécurité". Le lieu d’habitation d’un magistrat n’est pas une information divulguée. Il a lui aussi demandé copie des informations le concernant.
M.L. Pensez-vous que certains organismes ficheurs, dont les RG, détiennent deux types de documents : ceux que l’on produits et ceux qui restent secrets ?
O.J. Personne ne répondra jamais directement à cette question. Le discours actuel, au nom du réalisme, consiste à dire qu’en réalité, ces fichiers existent, et au nom de la transparence, on va reconnaître ce qu’ils contiennent. Les légaliser, c’est un peu absoudre.
M.L. Décréter légales des atteintes qu’on dissimulait jusqu’alors, est-ce vraiment une avancée ? Il faudrait au moins que les droits d’accès et de rectification soient organisés de manière effective.
O.J. Ce n’est pas le cas dans l’espèce Edvige.
M.L. Voici un peu plus de trente ans que cette thématique est explorée, avec une inégale vigueur, d’ailleurs. Les deux temps forts se situent aux deux extrémités de ce spectre temporel : en 1978, avec le retrait du projet Safari ; en 2008, avec la vaste contestation d’Edvige. Entre ces deux dates, la résistance aux fichiers s’est parfois apparentée à de l’indifférence bienveillante. Le rapprochement 1978/2008 ne vous paraît-il pas insolite ? Ces deux époques sont bien différentes, politiquement, culturellement, techniquement.
O.J. Contrairement à vous, je pense qu’elles présentent un certain nombre de ressemblances. En 1978, Alain Peyrefitte s’apprête à faire voter la loi sécurité et libertés. Sur l’échiquier politique, Valéry Giscard d’Estaing paraissait plus centre que les gaullistes. Dans la première partie de son septennat, un certain nombre de réformes : l’IVG, l’abaissement de l’âge de la majorité, font qu’on le situe parmi les modérés. La crise économique liée au premier choc pétrolier, la monté du chômage et le discours de l’extrême droite (un immigré = un chômeur) conduisent au sentiment d’insécurité. Les chiffres de l’époque font comprendre qu’il s’agit bien d’une appréciation subjective et non d’une réalité. Le thème de l’insécurité va opposer la droite et la gauche. Avec la gauche qui l’emportera en 1981 sur le thème de la liberté, par opposition au projet Safari, considéré comme la radicalisation du sécuritaire.
A l’inverse, quand Nicolas Sarkozy s’est présenté aux élections présidentielles, il s’est situé plus à droite que Jacques Chirac. Il a effectivement fait voter depuis 2002 des textes qui allaient tous dans le sens de la répression, de la désignation des populations dangereuses, etc., en récupérant une partie du discours du Front national. La gauche a perdu, sans doute parce que le thème de la liberté a paru moins important que celui de la réussite économique dans le contexte de la mondialisation. Dans une période postélectorale, l’opinion ressent que les textes de répression pénale s’empilent de plus en plus durement depuis 2002, si bien que le prétexte de sécurité devient de moins en moins crédible et alors que la croissance économique annoncée n’est pas au rendez-vous. Le fichier Edvige concerne explicitement toutes les personnes militant quelque peu. Un de ses objectifs est sans doute de les tester.
M.L. Le SM a été un des premiers organismes à manifester son opposition. Mais sur bien des sujets également pertinents, il n’est pas toujours entendu. Comment expliquez-vous le formidable écho qui a repris sa contestation ?
O.J. Un certain nombre de gens qui militent dans des organisations très différentes se sont tout d’un coup sentis aussi concernés que des opposants très exposés. Par exemple, très nombreuses sont les personnes qui sollicitent un mandat électoral. Elles s’ajoutent à toutes celles dont un comportement est assimilé à la dangerosité. Pour tous ces citoyens, ce fichier signifie la fin du mythe de l’Etat bienveillant soucieux de notre sécurité ; par leur fichage, ils découvrent qu’ils sont traités en adversaires.
M.L. Les pouvoirs policiers secrets, Nicolas Sarkozy y était opposé à l’origine, puisque c’est lui qui a supprimé les notes blanches, ces fiches de renseignements établies sans mention du destinataire et du signataire.
O.J. Il a dit qu’il le faisait, oui. Il faut se souvenir qu’il a été très sensible au discours américain. Aux Etats-Unis, avant le Il septembre, les informations sur les comptes bancaires étaient fermement refusées aux juges d’instruction. Après les attentats, le secret bancaire a été levé. Le terrorisme a conduit au Patriot Act qui met entre parenthèse toutes les libertés. En France, nous sommes à peu près dans la même logique : la menace supposée justifie un accroissement de la surveillance de l’Etat. Ce risque n’a pourtant rien de tangible. En tout cas, il n’est pas d’une évidence telle qu’il justifie le fichage dès l’âge de 13 ans de toute personne qui participe à un mouvement social.
M.L. Votre voix s’est fêlée d’une nuance de doute lorsque vous avait évoqué la suppression des notes blanches. Des réserves ?
O.J. Il nous a été dit qu’elles étaient supprimées. Mais déjà, elles n’existaient pas ... A l’époque où j’étais juge d’instruction, avec d’autres collègues, nous en avions découvert l’existence, en particulier dans le cadre d’affaires politicofinancières et il avait été déjà annoncé la disparition de cette pratique en 1999- 2000. Lorsqu’on allait en perquisition chez les renseignements généraux pour chercher un dossier, leur réalité était niée.
M.L. Comment s’arranger de la suppression d’une absence ?
O.J. Si l’on tient véritablement à s’assurer qu’il n’existe pas de dossiers secrets, il faut réclamer la mise en œuvre d’un véritable droit d’accès. Actuellement la Cnil prévient à l’avance quand elle vient contrôler un fichier, alors qu’elle devrait avoir un accès permanent et aléatoire aux renseignements, avec la possibilité de mettre en œuvre immédiatement des moyens puissants pour rectifier les données erronées. Prenons l’exemple du Stic, le fichier des infractions constatées. Il a été établi que 27% des informations qu’il contient sont fausses. Un candidat à un emploi de surveillance ou de sécurité, qui veut aller travailler à l’aéroport de Paris ou même à la Défense peut se voir opposer un refus. La Cnil a émis des observations ... et quelques années plus tard, le nombre d’inscription au Stic avait doublé. Parlons maintenant du Fnaeg, qui utilise les empreintes génétiques. A l’origine, il était constitué pour les délinquants sexuels. Comme le SM avait alors émis quelques réserves, Nicolas Sarkozy avait déclaré qu’il y voyait toutes raisons d’y être favorable. Ce que nous redoutions s’est effectivement produit : le fichier a été ensuite étendu à toutes les infractions, à l’exception des délits économiques et financiers. Il ne prévoit pas de dérogations pour les mineurs et conserve les informations 40 ans en mémoire.
M.L. Il est probable que la future version d’Edvige aura au moins évolué sur le dernier point.
O.J. Michèle Alliot-Marie a effectivement concédé que le temps d’inscription au fichier pourrait être réduit : si le mineur ne récidivait pas, il bénéficierait d’un "droit à l’oubli". Mais le fichier Edvige ne recense pas des actes de délinquances (répertoriés par ailleurs) mais des menaces de troubles à la sécurité publique. Qu’est-ce que signifie le terme récidive dans ce cadre : le fait de continuer à militer dans un collectif susceptible de bloquer la circulation des voitures lors de manifestations ? Qui a milité contre le CPE, militera vraisemblablement contre Edvige, et ce sera une récidive. On va donc garder l’adolescent en fiche aussi longtemps qu’il sera militant.
M.L. Autres aspects intensément polémiques d’Edvige : les mentions de l’orientation sexuelle et les informations médicales. Il serait de bonne politique de les faire disparaître de la prochaine mouture.
O.J. Dans une interview, M. Türk dit avoir demandé que soient mises en œuvre des dispositions visant à limiter le plus possible ces mentions. Il déplorait ne pas avoir été suivi alors qu’il avait reçu des assurances verbales. C’est déroutant : au titre de cet engagement en quelque sorte secret, la Commission n’a pas formalisé les éléments qu’elle dit tenir pour importants. Il n’est pas raisonnable de se prévaloir d’un accord "off’ en quelque sorte. Comment alors pourrions-nous prendre en compte ce "verbal" qui nous échappe ? Il est très étrange qu’une autorité indépendante accepte cette forme de connivence, de politesse sélective. L’avis de la Cnil n’y gagne pas en crédibilité. Pas plus que le conseil qu’elle nous adresse de nous en tenir aux fichiers privés.
M.L. Il est temps de parler de vous, juge, membre du SM, personne impliquée, et des expériences que vous avez engrangées à ces titres.
O.J. J’exerce ce métier de magistrat depuis 1984 et je suis au SM depuis 1982.
M.L. Le magistrat que vous êtes est un syndiqué de la première heure.
O.J. Mon premier contact avec le SM date de 1977. Cette rencontre a été un des éléments déterminants de mon choix. Il existait dans mon esprit une condition absolument nécessaire : l’abolition de la peine de mort qui est survenue en 1981. Il était hors de question pour moi de me trouver associé d’une manière quelconque à une situation d’exécution capitale. J’aurais pu devenir avocat, mais j’ai renoncé à cette option face à la difficulté économique de l’installation. Et puis, il ne me déplaisait pas d’être, au tribunal, celui qui prend la décision ...
M.L. Voudriez-vous présenter votre carrière ?
O.J. D’abord juge d’instance, puis juge d’instruction, président de tribunal, viceprésident chargé de l’instruction. Ce dernier poste était à Orléans, il avait la particularité d’être un pôle économique et financier, et j’ai été chargé de ces affaires, du fait que j’avais auparavant travaillé dans la banque. Ensuite, j’ai enseigné la fonction de juge d’instruction à l’école de la magistrature. Depuis 2004, je suis en juridiction au tribunal de Bordeaux. A la première chambre civile de ce tribunal, je traite de propriété intellectuelle, mais aussi de succession, de la responsabilité des auxiliaires de justice, de contentieux fiscal, de droit médical, c’est extrêmement varié.
M.L. Je vous demanderai d’évoquer quelques uns des aspects de vos rôles professionnels qui vous ont laissé des souvenirs particulièrement forts.
O.J. Le métier de juge d’instruction reste, malgré les apparences, assez méconnu : quand un bon dossier d’instruction était terminé, j’étais content de ne pas avoir à le juger. La plupart du temps, le travail essentiel ne consiste pas à trouver l’auteur, cet élément est connu. Ce qui importe alors, c’est la compréhension du pourquoi. Autre métier : enseigner. Cela m’a d’abord passionné, puis j’ai éprouvé des difficultés lors du changement de direction de l’école de la magistrature en 2002 qui a mis [rn à une politique d’ouverture. Par exemple, il était possible de faire venir des associations de victimes, mais non celles qui relevaient de l’OIP (Observatoire international des prisons), c’est-à-dire de faire entendre la voix des détenus.
Ce que je fais actuellement est très gratifiant intellectuellement, même si ce travail me mène souvent à rencontrer plus de dossiers que d’être humains.
M.L. Et puis vous vous occupez du Syndicat de la magistrature.
O.J. Plus particulièrement, je suis en charge du dossier "libertés publiques", ce qui est d’ailleurs le cœur d’intervention du syndicat.
M.L. Quelles sont vos relations avec le ministère de la Justice ? Ou, pour adopter une autre formulation, quelle image entretient-il de vous ?
O.J. Nous représentons un magistrat sur trois, avec cette précision que la représentation syndicale est très significative : les magistrats votent. Il est donc peu raisonnable de la part du pouvoir de faire comme si nos positions étaient négligeables.
La Raide vient d’ailleurs de condamner le ministère de la Justice pour trois affaires distinctes où apparaissait sa discrimination à l’égard du Syndicat de la magistrature.
M.L. Pouvez-vous résumer l’essentiel du litige ?
O.J. A l’école de la magistrature sont enseignants pour la plupart des magistrats détachés. Jusqu’à une époque récente, le directeur constituait une commission qui dépouillait les CV, entendait les candidats et donnait un avis. Ce qui était demandé était généralement une compétence technique. Jusqu’en 2002, les avis étaient suivis si bien que la situation était stable. Puis on a vu la commission se mettre d’accord et le ministre ne pas suivre son avis. A chaque fois qu’un tel hiatus s’est manifesté, il s’agissait du dossier d’un membre du syndicat de la magistrature. Les éléments étaient tellement criants que la Raide a condamné cette discrimination. Sur 8000 magistrats en France, 2500 environ adhérent au SM : il serait temps de ne plus faire comme s’il s’agissait d’une poignée de contestataires extrémistes. Nous sommes des professionnels attachés au respect des droits fondamentaux.
Propos recueillis par Monique LINGLET