Associé et directeur du cabinet d’avocats Stasi Chatain et associés, Antoine Chatain pratique le droit de l’informatique sous l’angle contentieux depuis une vingtaine d’années. Il constate une évolution certaine de la manière dont les SSII importantes gèrent leurs projets informatiques. S’inspirant des pratiques de la construction immobilière, les sociétés sont parfois prêtes à certaines dérives pour remporter un marché. La décision du TGI de Paris qui condamne IBM à 11 millions d’euros pour manoeuvre dolosive en est une illustration qu’Antoine Chatain commente pour nous. Il évoque également les changements des tribunaux en matière d’évaluation et d’indemnisation du préjudice.
Sylvie Rozenfeld : Vous avez commencé votre carrière d’avocat il y a vingt ans, au cabinet Stasi. Cabinet que vous dirigez aujourd’hui.
Antoine Chatain : Je suis entré au cabinet Farthouat Stasi en 1989, comme collaborateur. J’ai d’abord travaillé aux côtés de Jean-René Farthouat sur des dossiers de droit des assurances et de droit de la construction, puis avec Mario Stasi en droit pénal des affaires, Progressivement, je me suis orienté vers le droit commercial, le droit de l’informatique sous l’aspect du droit de la responsabilité et du droit des assurances. Je suis devenu associé en 1995. En 1999, le cabinet Farthouat Stasi s’est divisé en deux. Le bâtonnier Mario Stasi, Emmanuel Daoud, Stéphane Lataste et moi même sommes partis avec huit avocats pour créer Stasi et associés. Et en septembre dernier, le cabinet est devenu Stasi Chatain & associés.
S.R. Vous assurez désormais la direction du cabinet. Qu’est-ce que cela implique ?
A.C. J’assure un rôle de gestion et d’organisation du cabinet avec, à mes côtés, un secrétaire général. Cette activité représente 10 à 15% de mon temps.
S.R. Combien êtes-vous dans le cabinet ?
A.C. Nous sommes cinq associés, Mario Stasi et Mario Pierre Stasi en droit pénal, Stéphane Lataste en droit social, Sylvie Lerat en droit fiscal et moi-même ; trois "of counsel", Muriel Fayat en droit public, Katia Sitbon ancien avoué en droit processuel et responsabilité du fait des produits et Arnaud Richard précédemment directeur juridique de Boursorama, ainsi que neuf collaborateurs.
S.R. En juillet 2009, le cabinet a mis en place un nouveau projet. Pourquoi ?
A.C. Nous étions très centrés sur le droit pénal des affaires et le droit de la responsabilité, il n’est évidemment pas question d’arrêter, j’en veux pour preuve l’intervention du cabinet dans l’affaire EADS ou Clearstream. Nous étions donc très marqués contentieux. Nous voulions nous ouvrir sur le conseil et le précontentieux. Et nous souhaitions aussi traiter d’autres domaines du droit comme le droit des sociétés et des contrats, le droit fiscal ou le droit public car nous sommes de plus en plus souvent confrontés à des questions croisées. Il devient rare de n’avoir qu’un sujet unique à appréhender, par exemple en informatique. L’avantage d’être un cabinet comme le nôtre est de pouvoir faire appel immédiatement à des professionnels de spécialités différentes.
S.R. Est-ce la demande des clients qui a provoqué cette ouverture ?
A.C. Absolument. Par ailleurs, nous étions un cabinet de dossiers, et nous sommes, petit à petit, devenus un cabinet avec des clients réguliers et fidèles.
S.R. Comment avez-vous été amené à vous intéresser au droit de l’informatique et à en faire un de vos domaines d’intervention ?
A.C. Par le biais du droit de la responsabilité car je suis centré sur un aspect du droit de l’informatique qui est celui de la responsabilité : rupture de contrat, expertise, contentieux, etc.
S.R. Votre activité est donc plutôt orientée vers les litiges que vers le conseil ?
A.C. Nous avons une activité de conseil car nous en donnons forcément en amont d’une procédure. Je ne rédige pas de contrats, je n’interviens pas dans des montages contractuels ou sociaux. En revanche, en matière informatique par exemple, je résous des problèmes de rupture de contrat, principalement liés à des difficultés au moment de l’intégration d’ERP, de gestion ou de mise en œuvre de projets informatiques.
S.R. Le fait de ne pas intervenir dans la rédaction de contrats ne vous gène-t-elle pas pour la compréhension ou la résolution des litiges ?
A.C. Non. Au contraire, je pense qu’un avocat qui ne traite pas de contentieux peut rencontrer des difficultés à rédiger des contrats et aura du mal à anticiper les chausse-trappes et les problèmes susceptibles de se poser et donc à les résoudre au niveau de la rédaction du contrat. De façon générale, je considère qu’il est nécessaire d’avoir différentes pratiques du métier pour acquérir de nouveaux réflexes de pensée et des processus de décisions différents. J’ai une vision très stratégique des dossiers. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas dire que je ne fais pas de conseil. Plus on peut arriver tôt dans un dossier, plus on peut éviter un contentieux en donnant des éléments au client pour négocier, pour trouver des solutions amiables. Nous avons donc forcément un rôle de conseil et il est même prédominant.
S.R. Que veulent les entreprises aujourd’hui ?
A.C. Elles veulent que nous leur apportions des solutions. Quand elles sont confrontées au blocage d’un projet informatique, elles ne veulent pas forcément aller au contentieux, mais que nous leur donnions des éléments pour négocier. Dans la majorité des cas, nous essayons d’éviter une procédure judiciaire. L’objectif de l’entreprise est de voir son projet aboutir. Si ce n’est pas possible, nous allons à l’expertise.
S.R. Reste à savoir ce que l’on entend par conseil. La plupart des avocats déclarent qu’ils font du conseil et du contentieux.
A.C. Si l’activité de conseil consiste à rédiger des contrats et à procéder à des audits de contrats ou de reprise d’entreprises, alors ce n’est pas ce que je propose. Quand je parle de conseil, j’entends l’accompagnement du client dans un litige naissant, en droit de l’informatique mais aussi plus largement en droit commercial. Les problématiques sont les mêmes en termes d’obligations et de responsabilités.
S.R. Est-ce que vous notez une évolution des grandes sociétés de services informatiques dans la gestion de leurs projets ?
A.C. Aujourd’hui, je constate que les grosses SSII suivent la même démarche dans la gestion de projets qu’un groupe comme Bouygues, avec des réunions, des comités de pilotage, la rédaction de comptes-rendus, la gestion de contrats et des avenants, etc. Il s’agit de remporter un marché d’informatisation d’une entreprise, notamment la mise en œuvre d’un ERP, comme un constructeur remporte un appel d’offres sur un bâtiment. A l’instar d’un marché de construction, il y aura des surplus.
S.R. Comme dans l’affaire IBM / Maif dans laquelle IBM a été condamnée à 11 millions d’euros pour manœuvre dolosive ?
A.C. Oui, cette affaire est très caractéristique de ce process. On y voit effectivement un contrat avec une obligation de résultat et un forfait. Ce contrat a été signé pour un périmètre défini et derrière nous constatons une volonté de faire bouger ce périmètre par des avenants, des protocoles d’accord.
S.R. La lecture de cette décision fait apparaître une stratégie délibérée d’être moins-disant sur le prix dans le but de remporter le marché.
A.C. Le tribunal dénonce très clairement la mise en place d’une telle stratégie. Un contrat a été proposé avec des obligations fortes en termes de résultat et de calendrier. Des points qui sont structurants pour une entreprise industrielle, ou dans le cas présent d’une compagnie d’assurance comme la Maif. Sur la question de la modification progressive du périmètre, est-ce que c’est dû à l’utilisateur, à une mauvaise appréhension du contexte par la société de services ? Le tribunal considère que la compagnie d’assurance avait parfaitement défini ses besoins et que la SSII avait mal appréhendé le périmètre dans son offre.
S.R. D’autant plus qu’il y avait eu des contrats d’études.
A.C. Des protocoles d’accord. A chaque fois, il a fallu rajouter des sommes qui n’avaient pas été initialement prévues dans le forfait. Le tribunal nous dit qu’en fait la SSII a, au vu du rapport d’expertise, commis des manquements à son obligation de conseil, aux règles de l’art. Elle n’a pas communiqué tous les éléments qu’elle aurait dû donner en vertu de ces principes pour informer son cocontractant de la réalité du périmètre du projet, de son coût et de son calendrier. L’informatisation envisagée a échoué. Le tribunal conclut à la réticence dolosive d’IBM et donc à une annulation du contrat avec une restitution des sommes versées ainsi que l’indemnisation du préjudice d’exploitation subi par la Maif, sommes qui, au total, s’élèvent à Il millions d’euros. Une décision très intéressante tant sur le montant élevé de la condamnation que sur la motivation juridique et l’évaluation du préjudice.
S.R. N’y a-t-il pas une évolution des tribunaux en matière d’évaluation du préjudice ?
A.C. Certainement. Dans cette décision comme dans la décision Exposium, que j’ai commentée dans le dernier numéro d’Expertises, on note que le juge a essayé d’indemniser au mieux l’entreprise utilisatrice en acceptant de prendre notamment en compte les salaires des personnes qui se sont consacrées au projet alors que les tribunaux avaient tendance à considérer que cette charge existait déjà.
S.R. Est-ce nouveau que, pour l’indemnisation, les juges prennent en compte les salaires des employés de l’utilisateur qui ont travaillé à la mise en place du projet informatique ?
A.C. Oui, jusqu’à récemment, les juges considéraient qu’il n’y avait pas de préjudice supplémentaire. Mais ils ont évolué sur l’appréciation du préjudice en général. La décision est particulièrement significative de cette tendance.
S.R. De la lecture de la décision IBM, on déduit que le client est complètement captif de son fournisseur qui en joue dès le départ. Il aurait sous-estimé l’ampleur du projet pour emporter le marché se rattraper par la suite.
A.C. Absolument, c’est une démarche que l’on rencontre dans les grands groupes. Et c’est ce que dit le tribunal. Pour le client, ces projets représentent des investissements très importants, y compris en termes humains. L’utilisateur doit mettre à disposition de nombreux salariés pour accompagner le projet dans des réunions de pilotage, de conduite du changement, à des niveaux qui peuvent descendre très bas dans l’échelle hiérarchique de l’entreprise. Elle doit déployer une grande énergie. Il y a un tout un savoir-faire qui est communiqué à la SSII et des développements informatiques qui sont lancés. Tout arrêter au bout de six mois ou un an est parfois impossible. En dehors des sommes déjà versées, renoncer à tout un investissement interne n’est pas une décision de direction qui est évidente à prendre vis-à-vis des actionnaires, du comité de direction, d’une société mère, etc.
Dans ces conditions, il est souvent plus aisé de continuer, quitte à payer un supplément, d’autant plus qu’il y a une habitude prise. Nous retrouvons ces pratiques dans le secteur de la construction immobilière. Il est rare qu’un bâtiment soit fini d’être construit pour le prix prévu au départ. Ce n’est pas forcément de la faute de l’entreprise. Le processus en matière informatique est le même. Un utilisateur peut vouloir ajouter des briques à l’ERP alors que ce n’était pas prévu. Je note que les pratiques dénoncées dans l’affaire IBM se rencontrent beaucoup moins dans les petites et moyennes SSII, moins armées juridiquement. Elles pratiquent un mode de relation plus traditionnel et ont beaucoup de mal à s’engager sur des obligations de résultat et des délais. Elles savent que, compte tenu de leur taille, elles ne pourront pas le supporter. C’est ce que je constate en tant qu’avocat de 3SCI, le syndicat des sociétés de services et de conseil en informatique, dont les membres sont de petite ou de moyenne taille.
S.R. Est-ce que cette décision peut avoir une valeur pédagogique ?
A.C. C’est ainsi que je la lis. Le juge dit que ces pratiques ne peuvent pas être systématiques. Un projet ne doit pas obligatoirement être plus cher que ce qui était prévu. Or, nous sommes habitués à considérer que c’est normal. Même si en appel la décision devait être infirmée, elle resterait intéressante sur le plan de la motivation et de la retenue des préjudices.
S.R. Il Y a un examen précis de chaque poste d’indemnisation.
A.C. Les juges deviennent plus exigeants. Auparavant, ils avaient tendance à considérer que si les entreprises ne justifiaient pas correctement de leur préjudice elles n’avaient droit à rien. Aujourd’hui, les magistrats ne refusent pas d’allouer d’importants dommagesintérêts. Il faut simplement que les demandes soient justifiées. Or, souvent dans les dossiers, les sommes demandées ne le sont pas. Je fais donc appel à des experts-comptables ou experts judiciaires extérieurs pour évaluer les préjudices, de manière à avoir une analyse de la situation et pas seulement des chiffres bruts que les juges vont écarter. Et je note que nous obtenons de bien meilleures indemnisations de préjudice lorsque nous communiquons des éléments justificatifs probants.
S.R. L’attention portée à la justification des préjudices est-elle une démarche courante chez les avocats ?
A.C. Les avocats ont longtemps été allergiques aux chiffres. C’était encore vrai il y a une trentaine, voire une vingtaine d’années. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
S.R. On voit encore des décisions dans lesquelles les parties n’obtiennent pas ou peu de dommages-intérêts faute d’avoir pu justifier du préjudice.
A.C. Certes. Mais ça devient une attitude minoritaire. La plupart des avocats sont devenus des hommes de chiffres. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus avoir une approche d’un dossier purement juridique. Nous sommes obligés de tenir compte des éléments financiers et stratégiques de l’entreprise qui attend que nous lui apportions des conseils opérationnels. Nous devons aider le dirigeant de l’entreprise ou le directeur juridique à prendre la bonne décision au niveau juridique bien sûr, mais aussi économique, humain, stratégique ...
S.R. Ce réflexe de faire appel à des experts extérieurs pour l’évaluation du préjudice ne convient-elle pas mieux à une entreprise d’une certaine taille car cela alourdit encore le coût d’un procès ?
A.C. Non, cela peut aussi concerner des PME, tout dépend du montant du litige. Les coûts d’une expertise ne sont pas forcément déraisonnables. L’aspect financier est aujourd’hui très présent dans les dossiers. Pour une affaire qui porte sur un faible montant, nous devons alerter le client sur le coût de la procédure dès le démarrage du dossier. Ensuite, le client peut avoir envie de s’y lancer pour des raisons de politique interne ou de communication, de principe ou autres.
S.R. La décision IBM peut-elle inciter les entreprises utilisatrices à se tourner davantage vers les tribunaux ?
A.C. Je ne le crois pas. En revanche, les décisions sont des puits à idées pour les praticiens. C’est la raison pour laquelle nous lisons beaucoup de revues et assurons une veille permanente. Après, chaque dossier est unique et la décision de se lancer dans une procédure judiciaire ne va pas être prise sur le seul fondement juridique. Et, je ne connais pas d’avocat qui prétende être sûr de gagner. Aujourd’hui, nous devons avoir une approche de conciliation afin de permettre à la société de gérer son activité, et non des contentieux. Si l’entreprise ne peut éviter le procès, elle s’y engagera, mais la décision ne sera pas prise en fonction d’une jurisprudence.
S.R. La condamnation d’IBM est-elle prise en charge par le contrat d’assurance responsabilité civile ?
A.C. Il ne faut pas oublier que les assurances ne prennent en charge que les aléas. Dans les contrats, les cotisations sont versées en fonction des montants assurés, avec des plafonds. Ensuite, il y a ce qui est garanti. Et le remboursement de prestations ne l’est pas, notamment en cas d’une annulation de contrat. Il va y avoir restitution des sommes versées. Ce sont les pertes d’exploitation qui sont généralement garanties. Les chefs d’entreprise appréhendent très bien ces questions de RC. En matière de risque informatique, il n’y a rien de bien nouveau et les compagnies d’assurance jouent correctement leur rôle d’accompagnement en cas de sinistre.
S.R. Est-ce que les procès en matière informatique reposent toujours sur la parole de l’expert ?
A.C. Oui. Nous sommes dans un domaine très technique. En matière de litiges informatiques, neuf fois sur dix un expert est nommé. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il n’y a pas de question technique posée. En effet, il peut aussi s’agir de problèmes de facturation, de remise de codes sources, etc. En vingt ans, je n’ai pas vu de changement. L’avis de l’expert reste prédominant. Je constate que l’expertise technique est vraiment le lieu où tout se dit. Aujourd’hui, dans le monde judiciaire, il n’y a pas beaucoup d’espace pour l’expression du justiciable. A part au pénal où il va être entendu par le juge d’instruction, en matière civile ou commerciale il n’a pas sa place. C’est l’avocat qui parle à sa place. Et le seul moment où il peut s’exprimer est celui de l’expertise judiciaire. Souvent les parties prennent même le pas sur les avocats car le débat est technique. Il s’agit de comprendre et rechercher ce qui s’est passé. Je regrette que cette recherche de vérité n’ait pas lieu dans d’autres dossiers moins techniques. Parfois, au cours d’une expertise, des éléments apparaissent qui n’auraient pas été révélés en dehors de cette mesure.
S.R. Les expertises judiciaires sont-elles toujours bien menées ?
A.C. Je trouve que le niveau général est assez bon. Notamment en matière informatique, la recherche de la vérité se déroule dans le respect du principe du contradictoire. Je n’ai pas vraiment rencontré de problèmes. Les avocats que nous retrouvons en expertise sont souvent les mêmes. Globalement, nous nous respectons.
S.R. Le juge a donc confiance dans ce processus.
A.C. Oui, le juge a confiance. Dans le domaine informatique, il y a un vrai process qui a été mis en place avec la remise des griefs par le demandeur, les protocoles de test, les échanges. Aujourd’hui quand les experts suivent ce processus - et la plupart le font - cela se passe en général relativement bien et assez rapidement.
S.R. Y a-t-il eu une normalisation de l’expertise judiciaire ?
A.C. La formalisation a été réalisée par les syndicats d’experts. Et aujourd’hui, elle est acceptée. Cela évite à l’expertise de partir dans tous les sens et de se transformer en un lieu où l’on refait le projet informatique. L’expert n’est ni un juge d’instruction, ni un entrepreneur. Il n’est pas là pour rechercher en lieu et place du demandeur la preuve des éléments. Sa mission consiste à analyser et à apprécier les dysfonctionnements et griefs qui lui sont soumis. On lui demande un avis technique, et non juridique. Mais il peut difficilement donner un avis technique sans une appréhension de l’élément juridique du dossier, tout en respectant les limites de l’expertise, à savoir de n’être ni juge, ni maître d’œuvre. Aujourd’hui, on constate une vraie maturité des acteurs, avec moins de litiges en informatique comme dans les autres domaines.
S.R. Vous dites que les litiges diminuent alors que les tribunaux ne cessent d’être engorgés et que le législateur multiplie les infractions pénales.
A.C. Le législateur continue de produire des textes avec une sanction pénale à la clé. Je crois savoir que 80% de ces textes ne sont pas appliqués. Je ne comprends pas pourquoi on ne transforme pas les sanctions pénales en sanctions pécuniaires civiles, comme en droit communautaire de la concurrence. Je me demande pourquoi on ne dépénalise pas les textes qui n’ont rien de pénal. Prenons un exemple en matière de droit du travail, le défaut de réunion d’un comité d’entreprise. Pourquoi un syndicat ne pourrait-il pas faire une procédure civile avec une sanction civile qui lui bénéficierait ? Cela serait bien plus efficace et on éviterait aussi de pénaliser notre vie des affaires ce qui nous porte préjudice, notamment à l’étranger, avec la constitution des casiers judiciaires pour les entreprises, les problèmes pour les appels d’offres, etc. Sur les instances civiles et commerciales, le nombre des dossiers diminue. En revanche, leur taille et leur importance augmentent.
S.R. Pourquoi y a-t-il moins de petits litiges ?
A.C. Le coût d’une procédure est davantage pris en compte par les clients. Aujourd’hui, les cabinets d’avocats sont de vraies entreprises, avec les coûts que cela entraîne. Il y a aussi moins de litiges car les entreprises ont tendance à avoir des services juridiques, même les PME. Autrefois, certaines grandes sociétés n’avaient pas de tels services, ce qui semble impensable aujourd’hui. Les juristes gèrent actuellement les problèmes en amont. De grosses sociétés ont peu ou pas de contentieux car des solutions amiables sont trouvées grâce à l’intervention du juriste en interne. J’ai des clients pour lesquels je ne m’occupe d’aucun contentieux mais qui me consultent régulièrement. Ils me demandent des consultations, orales ou écrites. Parfois, il s’agit d’un simple avis par téléphone ou par email, à chaud. Un peu sur le modèle de la consultation SVP. Le client sait que je connais parfaitement l’entreprise et ses contrats et veut juste une réaction rapide pour une confirmation de son analyse. Ces demandes sont de plus en plus fréquentes. Je trouve cela très intéressant car cela maintient un lien régulier avec le client. J’ai, de plus, l’impression de participer à un processus décisionnel. Parallèlement, le métier de directeur juridique a changé. Avant, il était perçu comme l’empêcheur de tourner en rond, celui qui disait toujours non. Aujourd’hui, c’est fini. Il est impliqué dans le processus décisionnel car il apporte des idées et des solutions. Ces évolutions induisent nécessairement une réduction des contentieux, mais aussi une "juridiciarisation" de la vie des affaires. Les aspects juridiques et judiciaires sont désormais pris en compte dans la prise de décision. L’avocat devient un vrai conseil d’entreprise et il est perçu en tant que tel. Cela vient aussi du fait que les directeurs juridiques sont de plus en plus souvent d’anciens avocats.
Propos recueillis par Sylvie ROZENFELD