Tous les rapports de par le monde, qu’ils soient juridique, économique, technique, marketing, etc. conduisent à la même conclusion sur les effets négatifs des Gafa sur la concurrence, l’innovation, donc le bien-être du consommateur. Et personne ne croit plus à la possibilité d’un concurrent capable de remettre en cause la suprématie des Gafa et de leurs écosystèmes. L’économiste Joëlle Toledano, dans un livre passionnant « Gafa : reprenons le pouvoir ! » résume bien ce constat général : « Infrastructures du XXIème siècle, elles apparaissent hors de contrôle. Elles vassalisent les entreprises européennes (mais pas seulement), stérilisent l’innovation et la concurrence en créant un monde où données et algorithmes font la loi à leurs profits. Elles sont riches, puissantes, fascinantes, opaques et très influentes. Elles sont devenues dangereuses ».

Ces empires d’un nouveau type sont jugés imbattables, leur emprise inexorable. Comme en matière de dérèglement climatique, le diagnostic est posé mais on n’arrive pas à prendre les mesures qui s’imposent. Pourtant, le point de non-retour est proche, peut-être est-il déjà atteint. Nombreux sont ceux qui le pensent. Sommes-nous vraiment impuissants ? Malgré un diagnostic partagé des risques croissants que fait peser le verrouillage des marchés par les écosystèmes en expansion des Gafa, il n’y a pas de consensus sur les solutions.

Le droit de la concurrence serait-il la solution ? Malgré les enquêtes et les lourdes condamnations des autorités en charge de la concurrence, ces dernières n’arrivent pas à empêcher ces empires d’imposer leurs règles, leur tempo et leur emprise sur tous les fronts. Les marchés ont été verrouillés et les concurrents ont disparus.

De plus en plus de voix plaident en faveur d’un démantèlement des quatre géants. Mais selon Joëlle Toledano, il est très peu probable que les Etats-Unis affaiblissent la puissance de leurs champions et que l’Europe s’engage dans une action qui l’exposerait dans une guerre sans merci. Et si toutefois des actions devaient être menées en vue du démantèlement, cela supposerait un consensus politique, qui aujourd’hui semble impensable aux Etats-Unis, et une conclusion favorable d’épuisantes procédures judiciaires. Pour Joëlle Toledano, ces géants représentent un échec du droit de la concurrence, notamment en raison de nouveaux modèles économiques complexes à appréhender mais aussi de la difficulté à disposer de preuves dans des systèmes conçus selon le mode opacity by design. En attendant, les positions dominantes se renforcent et les prises de pouvoir se multiplient. Même les banques craignent de disparaître. Le droit de la concurrence n’est plus adapté à la nouvelle donne.

L’économiste, spécialiste de la régulation des marchés, estime qu’il ne peut y avoir de remède efficace si on ne s’attaque pas à la source du problème : à savoir, le modèle économique qui induit les comportements que l’on cherche à encadrer, contrôler ou limiter. Il est en effet, selon elle, contre-productif de s’attaquer isolément à chaque problème généré (régulation des contenus, données personnelles, fiscalité, etc.). Tout cela ne marche pas. Il faut évoluer, changer de paradigmes. Il conviendrait donc, selon elle, de réguler ces empires globalement et de ne pas séparer la régulation de contenus, des données et de la publicité ciblée « comme si les contenus n’avaient pas pour objectif de maximiser la publicité en s’appuyant sur les données ». Par ailleurs, il faudrait ne pas réguler les plateformes mais les entreprises et les modèles économiques créés autour de celles-ci et organisés en écosystèmes. La régulation doit traiter de façon cohérente des problèmes interdépendants.

Thibault Verbiest, interviewé dans ce numéro, fait le même constat : « Les Gafam sont inarrêtables et la Commission européenne, à coup de législations n’y arrivera pas, car ils occupent toute la verticalité de leur éco-système. Et ce n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité. ».

Pour lui, qui est pourtant avocat, la solution ne réside pas dans le droit mais dans la technique. Il a créé avec Jonathan Attia la fondation Iour qui propose de modifier le protocole internet, le TCP/IP, en le fusionnant avec la technologie blockchain.

On pourrait ainsi concurrencer Google ou Amazon sur l’infrastructure et de façon à proposer une alternative, si tous les serveurs et les data centers de la planète s’interconnectent via un protocole commun de partage. Face à la suprématie des logiciels Microsoft au début 2000, l’alternative n’est pas venue du droit mais des logiciels libres. Microsoft reste néanmoins puissant.

Les Gafa sont devenus des empires en un temps record. Leur puissance est basée sur leur pouvoir économique mais aussi sur leur pouvoir d’influence et de séduction. Leurs moyens dépassent parfois ceux des Etats. Ils ont par ailleurs créé leurs règles, leurs instances de régulation, bientôt leur monnaie.
Et enfin, leurs services sont excellents, d’une très grande efficacité et souvent gratuits, de sorte qu’ils satisfont les désirs des consommateurs qui, bien que de plus en plus critiques, ne sont pas prêts à y renoncer.

Les défis sont donc énormes et les solutions nécessitent volonté et appropriation collective. Aucun empire n’est éternel. Mais la chute n’est pas pour demain.