Il y a cinq ans Mireille Clapier-Desclos était directrice juridique d’un groupe technologique français qui a fait l’objet d’une assignation en contrefaçon aux Etats-Unis, avec comme préalable une procédure de discovery. Elle nous fait par de son expérience de la justice américaine
et procure quelques recommandations à suivre dans le cas d’une telle attaque.
Sylvie Rozenfeld : Vous avez été directrice juridique d’un groupe technologique français. A ce titre, vous avez été en première ligne lors de deux opérations, une procédure d’e-discovery provenant d’une demande d’un tribunal fédéral américain et une saisie informatique dans le cadre de l’article 145 du CPC. Vous avez relaté cette expérience lors de la conférence de l’Afdit du 26 octobre dernier, consacrée aux saisies informatiques. Des expériences très lourdes à gérer, surtout celle relative à l’e-discovery. Comment cela s’est-il passé ?
Mireille Clapier-Desclos : Au départ, une société française est peu préparée à ce genre de demandes. La plupart du temps, elle est déclenchée après des discussions qui n’ont pas abouties avec un Américain qui se prétend détenteur de droits. Et notre culture française nous pousse à discuter de bonne foi cette proposition de licence, en se faisant assister d’un conseil en brevet, pour finalement aboutir à un désaccord amiable. Cette démarche, lorsque initiée par un Américain, doit tout de suite alerter la société contactée. Car elle est parfois le préalable à une attaque en justice et une demande de discovery.
Pouvez-vous préciser en quoi consiste cette phase ?
Quand vous êtes une société un peu connue, des personnes vous proposent des licences sur un brevet, qui sont déclinées gentiment. Puis elles reviennent en expliquant que vous êtes en train d’enfreindre leurs droits, et vous attaquent en justice.
Que faire dans une telle situation ?
Tout de suite alerter le département juridique car il faut assurer au plus vite la confidentialité des échanges tout en étudiant soigneusement le profil de l’adversaire.
Sur le premier point, sans l’intervention d’un « lawyer interne », couvert aux USA par le secret professionnel, les discussions risquent de porter sur des points techniques développés dans le brevet visé, de manière très « ingénieuriale » non confidentielle, et pourront donc être utilisées ensuite par l’adversaire dans un cadre contentieux. En tant que directeur juridique, mes correspondances étaient couvertes par le secret professionnel inhérent aux avocats. Je bénéficiais donc, par application du droit américain, d’un privilège qui m’aurait été refusé en droit français puisque seuls les avocats en sont dotés en France. Ce que j’écrivais en interne était confidentiel comme les échanges avec nos conseils externes. Dès qu’on est confronté à ce type d’affaires, il faut que les salariés cessent les échanges internes car, dans le cadre d’une procédure de discovery, tout peut être utilisé contre l’entreprise qui, d’ailleurs et à titre d’exemple, n’a plus le droit de détruire un seul courriel.
Quant au profil de l’adversaire, le réel danger vient de nombreuses officines spécialisées dans ce type d’attaques.
Les fameux patent trolls ?
Oui. Certaines sont sérieuses mais beaucoup sont axées sur la monétisation facile de brevets acquis dans ce seul but. Le fait de résister, nonobstant les coûts et les désagréments, a un effet bénéfique : dissuader les autres d’attaquer. Ils ont l’habitude que leur proie transige rapidement. Ils s’appuient sur des cabinets d’avocats qui sont payés aux success fees. Nous sommes dans un microcosme doté de mécanismes bien rodés. Ils ciblent généralement des sociétés suffisamment importantes pour payer, mais pas trop afin de ne pas prendre le risque d’être écrasés par un procès long et coûteux, surtout pour eux.
Il se trouve que dans l’entreprise où j’étais, la direction juridique était très impliquée dans le business au quotidien. Nous avons donc été au courant de l’opération très en amont. Bien sûr, nous avons refusé la proposition car nous n’avions aucune raison de conclure une licence sur quelque chose dont nous estimions avoir les droits.
Et la licence était-elle chère ?
Là encore nous sommes différents des Américains. Nous n’avons pas la même notion de la cherté. Pour nous, tout ce qui n’est pas dû est cher. Pour eux, une licence à 300 000 dollars n’est pas chère, même si ce n’est pas dû, car un procès, qu’on le perde ou qu’on le gagne, coûte au minimum, pour la première instance, trois millions de dollars, du moins il y a cinq ans. Dans une telle situation, une entreprise américaine aurait évalué le coût et négocié le contrat. Aux Etats-Unis, un bon nombre de licences indues sont conclues. C’est un business extrêmement fructueux. Il est donc essentiel de se demander si le jeu en vaut la chandelle, et faire un calcul réaliste avant de prendre la décision d’entrer dans un combat judiciaire, en laissant éventuellement de côté le droit, et son bon droit. En tant que membre du comité de direction, je devais participer à la bonne marche de l’entreprise, au « meilleur coût », et éventuellement envisager une transaction moins onéreuse que les coûts d’un procès. En l’occurrence, nous ne sommes pas entrés dans ce jeu. Et nous avons reçu une assignation en contrefaçon, avec, en phase préalable, une demande de discovery du tribunal. Nous nous sommes trouvés confrontés à une autre différence. En France, celui qui allègue un droit doit en apporter une preuve suffisante pour pouvoir engager des poursuites. En droit américain, il suffit d’affirmer l’existence d’un droit et de demander une discovery chez l’adversaire pour obtenir les preuves manquantes.
A ce niveau, il convient d’être très prudent et de se battre car, souvent, si l’adversaire est un concurrent, le but caché d’une telle opération est de faire de l’espionnage industriel, agréé par un tribunal d’Etat qui va accepter une telle demande car elle est courante. C’est une espèce d’attaque à mains armées juridique. Il s’agit d’un procédé complètement déloyal mais courant, voire reconnu. Il est alors indispensable de se faire aider par un avocat américain.
D’ailleurs, nous avons été contactés par des avocats américains, déjà informés que nous étions assignés. Des avocats sont à l’affût de cette information qui est publique et contactent les sociétés assignées car ils savent que le dossier est potentiellement très profitable. Ces démarches nous paraissent complètement contraires à la déontologie française mais elles sont habituelles aux Etats-Unis et il ne faut pas hésiter à recevoir ces conseils parfois très compétents.
Donc à ce stade de la procédure, que faut-il faire ?
Il faut d’abord sélectionner des avocats américains, qui soient avant tout des plaidants. Le mieux est de choisir un litigator spécialisé dans le domaine technique de votre affaire, le brevet en l’occurrence, et qui ait gagné la grande majorité de ses procès. C’est primordial. Je conseille également de ne pas nécessairement se tourner vers un réseau d’avocats, même si l’entreprise en a un en tant que conseil habituel pour diminuer ses coûts juridiques internationaux, car ils ne peuvent pas être bons partout. Il vaut mieux un vrai spécialiste local. Notre cabinet avait la réputation d’être l’un des meilleurs des Etats-Unis, composé uniquement de litigators agressifs bien qu’éthiques, des « pitbulls », qui avaient traité des cas similaires et qui avaient gagné leurs procès. Ils étaient d’une très grande technicité et travaillaient avec acharnement. Et ils étaient donc très chers. Mais en faisant appel à eux, nous avions une chance sur deux pour qu’après l’envoi de la première lettre le procès s’arrête. Les money grabbers ne vont généralement pas plus loin, effrayés par l’artillerie lourde déployée à leur encontre.
Mais dans votre cas, vos adversaires ont continué.
Oui, mais il faut savoir que l’entreprise pour laquelle je travaillais est extrêmement scrupuleuse sur la protection de ses droits de propriété industrielle et sur le fait de ne pas enfreindre ceux des autres. Nous pensions donc avoir raison, et souhaitions décourager toute autre action du même type.
Suiviez-vous la procédure depuis la France ou bien vous êtes-vous rendue sur place ?
Il est très important que le directeur juridique se déplace. En termes d’image, il est bien vu de se présenter physiquement, a fortiori quand on est une société étrangère. Les Américains sont très hégémoniques et protègent leurs intérêts. Et le fait de faire venir le directeur juridique donne de la crédibilité aux demandes de la société attaquée. Il ne faut pas perdre de vue que les magistrats américains sont de qualité inégale, et pas toujours ouverts aux sociétés étrangères.
La procédure de discovery concerne-t-elle toutes les informations de l’entreprise ?
On peut réduire le périmètre de la discovery au maximum. Le premier objectif est de se battre pied à pied sur tout.
Vous aviez une filiale aux Etats-Unis.
Oui, c’était une des raisons de la compétence des juridictions américaines, mais pas la principale qui résidait dans le fait que nous faisions du business aux Etats-Unis. Si une entreprise produit un effet direct ou indirect sur le marché américain, même sans avoir de filiale aux Etats-Unis, elle peut se trouver confronter à une procédure de discovery et, de façon plus générale, à un procès. Dès l’instant que les produits se retrouvent sur leur territoire. L’existence d’une filiale ou non n’est pas un critère déterminant.
Quand cela vous est arrivé, vous connaissiez la procédure de discovery ?
Pas du tout.
Et est-ce que l’entreprise avait anticipé une demande de discovery ?
Nous pensions être préparés car nous étions très entourés de conseils. Mais nous n’avions pas encore de cabinets d’avocats américains, autre que pour notre activité classique de dépôt, etc.
Donc, vous n’aviez pas anticipé ce que vous pourriez fournir comme documents.
Non, nous ne l’avions pas fait. Mais il ne faut pas oublier que ce type de procédure laisse du temps. Ce n’est pas un référé. Et les magistrats savent que les sociétés étrangères ne sont pas au fait de ce type de demande. Après, tout dépend de sa propre capacité de réaction.
Mais l’archivage n’avait pas été conçu dans une telle perspective.
Bien sûr que non. Mais eu égard à notre activité, tout était déjà très structuré. Nous avions de nombreux brevets et une activité à forte valeur ajoutée très sécurisée, avec des agréments stricts. En plus, la direction juridique fonctionnait de manière très harmonieuse avec les opérationnels et la direction. C’est une société très réactionnelle et le moindre événement remonte très vite. Quand la direction juridique a une certaine puissance, cela procure une bonne réactivité, un calme et une crédibilité. Et cette organisation a permis d’éviter les échanges qui n’auraient pas été considérés comme confidentiels.
Quels documents vous a-t-on demandés ?
Tout sur tout dans le monde entier. Tout sur le domaine du brevet en cause. La demande de nos adversaires était très large, comme c’est l’habitude dans ce type de procédure, très stratégique. Il faut donc se battre pour réduire son champ.
Ne pouviez-vous pas brandir la loi dite de blocage du 26 juillet 1968 qui vous interdit la transmission à une autorité étrangère de « documents ou renseignements [...] tendant à la constitution de preuves en vue de procédures [...] étrangères ou dans le cadre de celles-ci » sous peine de sanctions pénales ?
Bien sûr, mais il faut être pragmatique car on n’est pas certain de voir cette défense aboutir. Il est peut-être préférable de donner peu, à savoir des éléments qui ne vont pas apporter grand-chose à l’adversaire, plutôt que d’avoir une attitude rigide qui risque d’entraîner des conséquences catastrophiques. Il faut parfois savoir s’écarter du droit pour envisager ce qu’on peut obtenir en réalité. D’où l’intérêt d’avoir des avocats locaux qui conseillent de manière plus stratégique.
Quelle étendue de la discovery vous a-t-on imposée ?
Elle a été extrêmement limitée. Elle a été cantonnée à des données électroniques ou numérisées et des interviews. Ils n’ont pas eu accès à nos archives physiques, nos dossiers, nos placards, nos usines, etc. On s’est mis d’accord pour un accès à certains documents sur certains disques de personnes identifiées, protégés, copiés et mis sous séquestre. A cette occasion, j’ai découvert un autre business extrêmement fructueux, celui des prestataires qui archivent et gèrent les accès aux données collectées dans ce type de procédure.
Vous disiez que vous craigniez que vos secrets d’affaires soient divulgués. Vos adversaires y ont-ils eu accès ?
Dans le cadre d’une discovery, l’avocat de la partie adverse a accès à tout ce qui est obtenu.
Il existe donc un risque qu’il le communique à son client.
Juridiquement non. Il est donc essentiel de se battre mais d’accepter de communiquer certains éléments quand on sait ce qu’on détient et qu’on en mesure la portée. Il faut considérer que nous n’étions pas face à des concurrents qui nous auraient attaqués pour obtenir des informations tenues secrètes. Les enjeux étaient différents. Nous avions affaire à des officines adossées à des cabinets d’avocats qui veulent aller vite pour empocher un retour sur investissement. Donner du travail à ce type d’adversaires et leur rendre la tâche plus difficile peut être une option, comme par exemple communiquer des dizaines de milliers de pages peu pertinentes en français ou dans d’autres langues, car cela leur génère des coûts de traitement et d’analyse directement contraires au but qu’ils poursuivent.
Comment l’opération a-t-elle été réalisée, par un transfert de données ?
Non. Les avocats des deux parties se sont entendus sur les modalités. Cela coûte beaucoup d’argent : collationnement des données, traitement, création d’un domaine, d’un serveur, de droit d’accès avec des abonnements mensuels qui vont durer le temps de la procédure.
Combien tout cela a-t-il coûté ? Des millions d’euros ?
Des millions de dollars. Mais pour des années de procédure, dont la discovery, tous frais et honoraires d’avocats ou d’experts confondus. Ces chiffres étaient suivis et publics.
Il faut en avoir les moyens.
Mais ces officines n’attaquent pas une société qui n’a pas les moyens de payer. C’est de l’argent qui ne sert pas le business mais, lorsqu’on décide de résister à une telle action, il faut le dépenser en connaissance de cause et savoir ce qu’on va obtenir en le dépensant : gagner, être reconnue comme n’étant pas une cible à attaquer. Quand on est une société exposée internationalement, on représente de la valeur et ça se sait. Je ne parle que de sommes dépensées en frais de justice mais pas de condamnations qui peuvent être démesurées. D’ailleurs, aux Etats-Unis les condamnations sont rares car les parties transigent la plupart du temps. Même in extremis.
Quand on évoque la procédure de discovery, on pense à la problématique des données personnelles. D’ailleurs, la Cnil a émis une recommandation sur le sujet en 2009, donc après les faits dont vous parlez. Cette question s’est-elle posée ?
Nous étions dans un domaine très technique où la question des données personnelles ne se posait guère. La sélection et l’extraction des informations collectées a toutefois été réalisé en veillant à l’exclusion de telles données.
Dans sa recommandation, la Cnil dit que la procédure doit garantir le droit des personnes, les données recueillies doivent être adéquates, pertinentes, non excessives, etc. Est-ce que de tels arguments peuvent être entendus par un tribunal américain pour s’opposer à un tel transfert ?
Oui je le pense, mais par le biais des principes de pertinence et d’opportunité. Attention cependant aux points de vue rigides qui desservent. Il vaut mieux avancer des arguments compréhensibles pour être entendus plutôt que de bloquer de manière globale.
Si je comprends, il peut être plus efficace de ne pas citer la loi Informatique et libertés et la directive européenne mais parler pertinence et adéquation.
Oui, car ce sont également des règles de droit américain. Le bon sens existe partout. Ce sont les demandes qui sont extravagantes. Au lieu de faire de la casuistique, il est préférable de s’intéresser au magistrat, à ses positions, à la manière de l’aborder, etc.
Faire de la psychologie.
C’est pour ça qu’une procédure aux Etats-Unis représente un travail titanesque car potentiellement la décision est très intuitu personae. Un juge américain est une personne très consciente de sa puissance et de ce qu’elle incarne. N’oublions pas que certains magistrats sont élus. Nous sommes donc dans un monde complètement différent. Nous avons eu la chance d’avoir un juge brillant, connu pour son rigorisme moral et un très bon juriste. Selon moi, il convient de se prévaloir tout autant voire davantage des règles américaines que du droit français. Il faut par ailleurs faire preuve d’intelligence relationnelle. En interne, tout doit être organisé autour de la direction juridique qui prend en charge la procédure en tant qu’interlocuteur unique de tous les intervenants.
Cela a dû vous monopoliser beaucoup de temps.
Beaucoup. Mais j’étais aidée par mon équipe de juristes, et la procédure ne prenait pas tout mon temps. Il y a bien sûr eu des pics. Et puis, il faut faire confiance à ses avocats. Leur tâche est facilitée si le directeur juridique s’implique techniquement. Je suis donc devenue une spécialiste des brevets américains !
Et les avocats français ?
Ils sont encore souvent moins prêts qu’un juriste interne pour des procès à l’étranger, et en particulier aux USA. Il faut un avocat américain. Mais c’est un de nos avocats français qui m’a conseillé un confrère aux Etats-Unis.
Cela a dû être une expérience lourde à gérer.
Oui, mais c’était passionnant car c’était de la stratégie, bien au-delà du droit.
En France, la gestion des litiges serait-elle moins stratégique et plus juridique ?
Certainement car l’esprit est différent. En France, celui qui se prévaut d’un droit doit en principe en apporter la preuve. Cela élimine un certain nombre de demandes. Et les enjeux financiers sont d’une autre dimension. La France est un des pays les moins chers en frais de justice, même en frais d’avocats et en condamnation. Il est donc beaucoup moins intéressant d’attaquer en France.
Aux Etats-Unis, trois éléments favorisent les actions judiciaires : gagner de l’argent est honorable, l’absence de barrière liée à la preuve de son droit et l’existence des jurys populaires. On aboutit à des décisions démesurées car les jurés ne comprennent pas les enjeux en cause et peuvent prononcer des sanctions de centaines de millions de dollars. La justice est une économie à part entière. Le taux horaire d’un avocat américain n’a rien à voir avec celui d’un français.
Quel était le taux horaire de vos avocats américains ?
Plus de 700 dollars de l’heure il y a cinq ans. Et tout était payant. Ce qui se pratique de plus en plus en France.
Ce que vous avez décrit est très guerrier
.
Oui c’est l’art de la guerre.
Il faut posséder de sérieuses qualités de combativité et de résistance.
Et de sécurité intérieure. Il faut être ancré dans le sol, confiant dans son bon droit et savoir gérer le stress.
A l’Adfit, vous avez relaté une autre affaire conflictuelle que vous avez vécue en tant que directrice juridique : une saisie informatique dans le cadre d’une ordonnance de l’article 145 du CPC. Comment ça s’est passé ?
L’arrivée dans les locaux d’un huissier accompagné d’un expert informatique peut être très déstabilisante. Ils arrivent en brandissant une ordonnance obtenue, par principe, sans confrontation avec l’entreprise visitée. C’est une procédure non contradictoire, la grosse exception du droit français qui permet de pratiquer une sorte de discovery. Normalement, cela n’arrive pas à une société très connue et très sérieuse. En dix ans, cela s’est passé une seule fois, dans des circonstances très particulières et de manière abusive.
Pourquoi cela n’arrive-t-il jamais à une société reconnue ?
Théoriquement, cette procédure de l’article 145 est ouverte à des personnes qui ne peuvent pas avoir accès à des données essentielles à leur attaque, car détenues exclusivement par l’adversaire qui peut les détruire. Cela permet d’obtenir des moyens de preuve quand on est confronté à une personne de mauvaise foi. Cela n’arrive pas à une entreprise très encadrée, crédible et respectueuse des droits des contractants, de ses partenaires voire de ses adversaires.
Dans ce genre de situation, il faut toujours se souvenir qu’on est dans son bon droit. Cela crée une assurance dont il ne faut pas se départir. L’adversaire peut utiliser cette procédure comme un moyen de pression afin d’obtenir autre chose que des moyens de preuve et ainsi les détourner. Ce qui était le cas en l’occurrence.
L’huissier est arrivé dans l’entreprise.
Il s’est présenté dans l’entreprise, accompagné d’un expert informatique, équipé du matériel informatique pour procéder aux copies et a demandé à la personne de l’accueil de lui donner accès aux locaux, en vertu d’une autorisation du tribunal. Leur objectif était de court-circuiter rapidement nos défenses, en brandissant l’ordonnance, pour monter le plus rapidement possible dans les étages, se greffer sur les réseaux ou la source informatique et prendre les données.
Avez-vous des conseils à donner à ce stade ?
Avoir une procédure d’accueil très stricte et un sas de sécurité afin que n’importe qui ne puisse pas monter dans les étages. Ne pas non plus avoir un panneau sur lequel figure tous les services et leur localisation. Il faut désigner une ou deux personnes à prévenir dans ce cas qui soit formées à recevoir ce type de demandes.
La personne à prévenir peut être le directeur juridique.
Oui, mais aussi les dirigeants de l’entreprise. Il faut qu’ils soient préparés afin de ne pas commettre d’impair car, pour la plupart des gens, l’huissier représente l’autorité. Donc en face de lui, il faut présenter quelqu’un qui ait une certaine stature, qui sache garder son calme et surtout prendre son temps. L’huissier et l’expert cherchent au contraire à aller le plus vite possible pour mener à terme ce qui est prévu dans l’ordonnance. Il faut donc la lire attentivement afin de ne pas communiquer des éléments qui ne seraient pas spécifiés. Car une fois copiés, ils seront donnés à l’adversaire.
Par ailleurs, je recommande d’appeler tout de suite son avocat, ou un avocat qui connaisse ce genre de procédure et l’entreprise afin de contrer la mesure. Le conseil doit se déplacer le plus vite possible.
Pendant ce temps, il faut faire patienter l’huissier. Parallèlement aux opérations, l’avocat ou son collaborateur doit contacter le magistrat qui a ordonné cette mesure afin d’essayer d’obtenir son cantonnement et le séquestre chez l’huissier des éléments saisis.
Comme pour une procédure de discovery, là encore il est préférable d’avoir anticipé une telle opération afin de pouvoir contrôler ce qui va être saisi, de manière à ne pas être obligé de tout donner.
Bien sûr. Il faut être très structuré dans ses accès au réseau. Il faut éviter que n’importe qui dans l’entreprise puisse avoir accès à tout. C’est tout simplement de la sécurité d’entreprise. Ces mesures ne sont pas mises en place pour prévenir spécifiquement de telles opérations mais elles y participent. Ainsi dans le cadre d’une organisation efficiente, les dossiers confidentiels classés en tant que tels ne seront pas saisis. De même, pour la correspondance d’avocats, pour les données personnelles ainsi qualifiées ou les dossiers « secret défense ». Ce travail interne peut être réalisé par la direction juridique avec les services opérationnels concernés, sans avoir nécessairement besoin d’un conseil externe. Cela permettra de cloisonner les données. Sinon, vous ouvrez une voie royale à l’espionnage industriel.
De façon générale, il faut se battre pied à pied et ne pas donner plus que ce qui est inscrit dans l’ordonnance. Et on ne doit pas faciliter la tâche de l’huissier. Par exemple, une copie avait été lancée, mais elle a bogué plusieurs fois. Le temps de copie affiché était de plusieurs heures. L’expert voulait faire poser des scellés sur la porte de la pièce, s’en aller et revenir une fois la copie des données achevée. J’ai refusé et j’ai dit que je restais dans la pièce. Dans ces conditions, ils ne pouvaient pas s’en aller et me laisser, et cela nous donnait le temps de contacter le magistrat.
Les magistrats, qui ont été échaudés par ce genre de demandes abusives, sont de plus en plus ouverts à une demande de cantonnement, quand elle est légitime et bien expliquée. Soit, il s’agit d’un moyen de faire pression soit c’est une façon d’obtenir des informations confidentielles. L’huissier s’est présenté à neuf heures et nous avons eu l’ordre du président du tribunal vers 12h30. Ce qui a été saisi a été mis sous scellé et séquestré dans mon coffre.
C’est ce que vous avez obtenu du juge ?
Oui. Cette mesure est exceptionnelle, sans doute à cause des circonstances. Le séquestre chez l’huissier est en revanche accordé assez facilement. Certaines études sont habituées à ce type de procédure et les acceptent. Les avocats les connaissent. Il faut savoir qu’elles engagent leur responsabilité professionnelle car elles doivent être en mesure d’archiver les éléments dans des conditions sécurisées.
Aujourd’hui, vous n’êtes plus directrice juridique. Avez-vous été épuisée par ce genre d’affaires ?
Non pas du tout. J’avais envie de faire autre chose. J’ai été avocat plus de dix ans et directeur juridique pendant près de douze ans. Et je me suis rendue compte que ce qui m’avait intéressée, c’était l’accompagnement des personnes et des activités des entreprises mais aussi être au cœur des changements. Mais la technicité du droit a perdu son attrait à mes yeux. Malgré l’intérêt et l’extrême diversité des tâches, je me suis sentie engoncée dans ce rôle où l’on attend de vous beaucoup de contrôle et de combativité. Alors que ce qui me poussait était de participer à des projets collectifs et individuels, de voir monter en puissance des personnalités, les accompagner humainement dans leur potentiel personnel et professionnel. Et aussi voir comment une équipe de direction pouvait générer quelque chose qui permettait à une entreprise d’être plus compétitive, dans laquelle les équipes étaient investies. Finalement, ce qui m’avait porté c’était la stratégie d’entreprise avec un sens, un accomplissement individuel et collectif. J’ai donc réalisé qu’il fallait que je change d’orientation professionnelle.
Et c’est ce que vous faites aujourd’hui ?
Je suis devenue coach de dirigeants. On s’assied toujours sur une expérience passée et la mienne était très riche en responsabilité, en enjeux, en rapports complexes avec mes pairs, la direction générale, l’actionnaire, dans un environnement multiculturel et international, etc. J’ai vu des potentialités d’équipes et de personnes un peu gâchées car elles n’étaient pas toujours exploitées. Là, j’ai un rôle à jouer auprès de dirigeants et de leurs équipes. Je fais ce que je faisais lorsque j’étais en entreprise avec un regard extérieur. Nous avons affaire à des champions qui ne demandent qu’une seule chose : se réaliser et créer de la valeur. Mais parfois, cela ne fonctionne pas. J’aide à ce que cela se débloque.
Propos recueillis par Sylvie ROZENFELD