Si une entreprise désire posséder sa propre extension sans passer par le système lourd, complexe et très coûteux de l’Icann, c’est possible. Société de droit californien à but non lucratif, l’Icann a une fonction de régulation du nommage sur une racine de l’internet mais elle ne détient ni monopole technique ni juridique. D’autres opérateurs proposent des racines ouvertes dans le monde dont Open-root, société française créée par Chantal Lebrument et Louis Pouzin. Elle propose la vente d’extension pour un prix raisonnable, permettant aux entreprises d’en être propriétaire et de pouvoir créer autant de noms de domaine de second et troisième niveaux qu’elles le souhaitent. Ils nous expliquent en quoi consistent les sources ouvertes et comment le système fonctionne.
Sylvie Rozenfeld : Lors d’une conférence de Creis Terminal sur « données et gouvernance » où vous, Chantal Lebrument, vous êtes exprimée sur les racines ouvertes, j’ai découvert un monde nouveau, une rupture par rapport au schéma conventionnel dominant les noms de domaine : les racines ouvertes. J’ai donc souhaité vous rencontrer pour en apprendre davantage. Vous étiez responsable de l’internet et des noms de domaine du groupe Safran que vous avez quitté pour créer, en 2012 avec Louis Pouzin, Open-Root, une société qui permet à tout un chacun d’acheter son extension. La société a été créée à partir du modèle des racines ouvertes que vous avez d’abord expérimenté pendant cinq ans, notamment pour les minorités (Arméniens, Indiens d’Amérique, etc.). Un concept très séduisant et iconoclaste. Vous êtes aussi présidente de l’association Eurolinc, qui intervient sur le multilinguisme pour résoudre les difficultés posées par le système du nommage conçu par l’Icann.
Louis Pouzin, vous êtes considéré comme un des pionniers de l’internet. Vous êtes, en effet, à l’origine de la commutation par datagramme. Avec votre équipe, vous aviez réalisé Cyclades, le premier réseau fonctionnant sur le principe de la "communication sans connexion", à l’Iria (ancêtre de l’Inria). Avec Vint Cerf, Tim Berners Lee et Robert Kahn, vous venez de recevoir des mains de la Reine Elizabeth, le Queen Elizabeth Prize for Engineering.
Il y a donc une alternative opérationnelle au système des noms de domaine géré par l’Icann. Comment est-ce possible, comment cela fonctionne-t-il ?
Louis Pouzin : Cette alternative existe depuis le début de l’internet. Avant la création de l’Icann en 1998, des organisations avaient déjà défini des top level domain (TLD), à savoir des extensions. Et l’Icann a fait croire qu’elle était en charge d’une racine unique, des annuaires comme les .com, .net, etc.
Chantal Lebrument : Aujourd’hui, il existe près de 339 extensions, quand on compte les ccTLD, à savoir les extensions de pays : tous les pays n’ayant pas leur extension, car l’Icann est le seul à avoir le pouvoir d’en créer une. C’est ainsi que la Bulgarie, qui avait demandé pendant trois ans son extension en .bg cyrillique, ne l’a pas eue car l’Icann trouvait que cela ressemblait trop au .br brésilien. Or, l’extension brésilienne, c’est : .com.br. Le .br seul n’existe pas. Nous avons donc créé un .bg pour le gouvernement bulgare en cyrillique.
En vous mettant à la place de quelqu’un qui ne connaît pas la problématique, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ces racines ouvertes ?
LP : Sur internet, il y a deux manières d’adresser : les noms de domaine reliés à un annuaire et les numéros IP. Les noms de domaine ne sont qu’un moyen mnémonique. La plupart des adresses sont dans le format IPV4, qui comporte 32 bits et donc une combinaison de 8 milliards de possibilités. IPV4 est presque épuisé, même si ce n’est pas complètement exact car tous les numéros ne sont pas exploités.
CL : Chaque numéro IPV4 libre peut être celui d’une racine. Dans chaque appareil connecté, que ce soit un PC ou un smartphone, vous avez les DNS inscrits (numéros IP de la racine). Par défaut, depuis très longtemps, ce sont les DNS de l’Icann. L’annuaire de l’Icann est hiérarchique, avec toutes les extensions .com, .net, .org, etc. Chacune d’entre elles représente un annuaire séparé. Dans ce système, vous pouvez avoir un nom identique dans chacune des racines (.org, .net, etc.) : toto.biz, toto.com, etc. Notre travail est d’ajouter des annuaires. Dans son ordinateur, on peut introduire d’autres DNS. Dans mon Mac par exemple, il y a les deux DNS d’Open-Root, le premier est basé en Allemagne et l’autre en France.
Les racines ouvertes représentent un ensemble de serveurs de noms dans le monde, dont la fonction est de traduire un nom de domaine en numéros. Si je suis en Europe, je vais plutôt être orienté vers le serveur européen. Donc chaque réseau de racines ouvertes possède ses serveurs. La particularité des racines ouvertes est de respecter le protocole de base de l’internet. On voit donc tous les sites web de l’internet, y compris ceux de l’Icann, la racine ouverte chinoise, arabe, russe, etc.
Les possibilités de noms de domaine sont donc infinies.
CL : Quand on comprend ça, il apparaît complètement fou que l’ensemble de l’humanité soit rassemblé sous une seule racine dont l’Icann s’est attribué le monopole, prétextant des raisons de sécurité. Heureusement, l’internet n’est jamais tombé grâce à l’extrême redondance des serveurs et routeurs.
C’est donc très politique.
CL : L’Icann est sous le contrôle du département américain du Commerce, et de la NSA. Le gouvernement américain dit qu’il ne lâchera pas le contrôle sur l’internet. Et il n’a jamais rien concédé.
LP : Les Américains ont légèrement modifié la structure de l’Icann mais cela ne change strictement rien. Les Républicains ont par exemple dit qu’il était hors de question que l’internet échappe aux Etats-Unis.
Ce monopole ne repose donc pas sur une contrainte technique.
CL : Exactement. On connaît à peu près une cinquantaine d’opérateurs de racines ouvertes dans le monde. Il y en a sans doute d’autres, mais ils ne font pas toujours de publicité. Ils créent des racines pour leur propre compte ou leur communauté. Nous nous sommes inscrits dans le cadre de ces racines ouvertes dans le but d’en faire un vrai nommage, d’offrir au public les extensions de leur choix, dans n’importe quelle langue ou alphabet. Le client devient propriétaire de son extension et il est libre de choisir autant de noms de domaine qu’il veut. Il peut ainsi se construire une arborescence, comme une entreprise dans son intranet. Nous vendons donc l’extension et le client en devient propriétaire.
LP : Le système Icann repose sur la location. L’Icann gère ce système et définit, non pas les tarifs de détails, mais les contributions que tous les intermédiaires doivent lui verser. Elle fixe donc les prix du marché. Depuis le début de l’internet, il y a un nombre limité d’extensions, de TLD. Au départ il y en avait 5 ou 6, maintenant il y en a 24 pour les génériques. Elle en a rajouté petit à petit, sous la pression de la clientèle. Puis en 2008, elle a considéré que toutes les extensions pourraient être envisageables. L’offre devait être disponible à la fin de 2008, nous sommes en 2013, et ce n’est toujours pas le cas. L’idée fixe de l’Icann est que le nom de domaine doit être unique au monde. Si deux sociétés ou plus veulent avoir le même, il y a fatalement conflit. Or, c’est ce système qui en crée. C’est comme si on disait qu’il ne peut y avoir qu’un seul Paul Martin dans l’annuaire téléphonique.
CL : L’Icann a créé un système volontairement conflictuel, reposant sur le principe de la rareté, ce qui est tout simplement artificiel. Car on peut avoir autant de Paul Martin qu’on veut.
Les racines Icann et les racines ouvertes peuvent-t-elles parfaitement bien coexister et communiquer entre elles ?
LP : Si elles le veulent bien. On ne peut pas obliger les gens à communiquer s’ils veulent rester dans le bocal de l’Icann. Nous pouvons procurer des extensions qui peuvent être identiques à celles de l’Icann.
Il y a des .biz qui existaient avant l’extension .biz de l’Icann. Comment est-ce possible ?
LP : Le premier .biz a été créé avant l’existence de l’Icann par la société Pacific Root. Quelques années plus tard il a été volé par l’Icann, et il y avait deux .biz sur l’internet.
Simon.biz et simon.biz, n’y a-t-il pas de conflit ?
LP : Si vous cherchez un avocat qui s’appelle Simon et vous cherchez un médecin qui a le même nom. Vous chercherez leurs coordonnées dans l’annuaire des médecins pour l’un et dans celui des avocats pour l’autre. Une racine, c’est un annuaire, ce n’est pas autre chose. On peut allouer autant de simon.biz qu’on veut. Quand on le recherche, il faut savoir lequel on veut. L’utilisateur le sait dans la mesure où il l’a enregistré dans un annuaire particulier.
Les deux vont-ils être référencés dans Google ?
LP : Google ne référence pas les noms de domaine mais des documents.
Google a également sa propre racine, n’est-ce pas ?
CL : Chrome est le navigateur de Google qui est sur une racine ouverte. 8.8.8.8 qui n’est pas celle de l’Icann mais qui est identique. Du fait qu’il a sa propre racine, il peut suivre tout un cheminement, savoir ce qui a été demandé, par où l’internaute est passé, combien de temps il est resté sur un site. C’est opaque car quand on est sur Chrome, on ne voit pas qu’on est sur une racine ouverte.
Les internautes ne s’en rendent pas compte. Il y a des racines ouvertes partout, dans tous les pays possibles. Quand on est dans une racine ouverte, on voit tout par défaut, y compris les extensions Icann. C’est ce que j’appelle une super-racine.
LP : Chaque racine ouverte possède sa propre politique. Elle peut avoir ses clients mais aussi ajouter l’annuaire des autres racines qui ont leurs clients. Aujourd’hui, beaucoup d’entre elles se contentent de leur propre clientèle, avec celles de l’Icann bien sûr puisque cela représente la grande majorité des sites internet.
Avec notre offre, on choisit d’être référencé par Google ou non. Toutes les racines se trouvent sur Yahoo. Yahoo ne bloque pas les racines ouvertes. Par exemple, il existait une racine ouverte sur les Amérindiens du nord, le .linna. On le trouvait dans Yahoo mais pas dans Google.
Pourquoi Yahoo accepte-t-il les racines ouvertes ?
CL : On ne sait pas pourquoi, mais de fait quand on tape des demandes que l’on connaît, elles sont référencées.
Offrez-vous à la fois des racines ouvertes et celles de l’Icann ?
LP : Notre politique est de proposer toutes les racines ouvertes qui n’y sont pas opposées. Il y en a qui ne veulent pas que leurs extensions soient atteintes.
Vous qualifieriez-vous de registrars ?
CL : Non pas du tout. Nous sommes brokers, ou si vous préférez courtiers. Nous sommes intermédiaires entre ceux qui créent les racines, des techniciens qui veulent ouvrir l’internet, et les clients. Ceux qui veulent un TLD ne savent pas où s’adresser, où l’héberger. Nous sommes prestataires de services.
Les organisations qui se sont portées candidates pour obtenir leur propre extension auprès de l’Icann auraient très bien pu s’adresser à vous et payer beaucoup moins cher. Normalement, les noms de domaine se louent. Et vous, vous en proposez l’achat. Octroyez-vous un droit de propriété sur une extension ?
LP : Le client n’a plus besoin de réserver des noms de domaine de deuxième ou de troisième niveau. Il peut les créer lui-même. Il peut les céder, les débiter en morceaux. Il peut aussi jouer le rôle de FAI et vendre des noms de domaine de deuxième niveau, exactement comme n’importe quel registrar.
Votre offre est très abordable, puisqu’elle part de 200 € pour les particuliers, 2 000 € pour une entreprise avec une certaine zone géographique, limitée jusqu’à 10 000 € pour le monde entier.
CL : Notre système permet à un particulier ou une association de couvrir le monde avec un numéro de DNS à 200 €. Sauf que s’il est en France et qu’il veut faire du commerce avec l’Asie, il aura un temps de réponse serveur beaucoup plus long que celui d’une entreprise à 10 000 €. 2 000 € permet par exemple de couvrir une zone comme l’Europe. Au-delà, cela fonctionne mais c’est un peu plus long. C’est adapté à une entreprise qui n’a pas de vocation mondiale.
Pour 10 000 €, on a l’équivalent d’une extension de l’Icann qui coûte 165 000 $, alors pourquoi n’est-ce pas connu alors que ce que vous me décrivez a l’air formidable ?
CL : Nous sommes un peu iconoclastes. Nous évoluons dans le milieu du Sommet mondial de la société de l’information, SMSI, depuis le début en 2002. Dans ce milieu, nous sommes connus comme le loup blanc. Ce petit monde a néanmoins très peur de contredire l’Icann. On peut en effet s’exposer à des ennuis professionnels si on s’y oppose. Par exemple, j’ai dû faire un procès en diffamation car une personne voulait me faire licenciée de Safran pour cette raison. Les gens n’osaient pas parler jusqu’à l’ouverture des nouvelles extensions par l’Icann. Les candidats ont payé pour une extension qu’ils n’ont toujours pas. Il y a encore des cafouillages. Notre offre aurait paru complètement iconoclaste, il y a trois ans. Le programme des nouvelles extensions de l’Icann nous a permis de la proposer. Avant, on ne nous écoutait même pas. Aujourd’hui, nous jouons sur du velours.
LP : Auparavant, il y avait un nombre limité d’extensions. En apporter de nouvelles en dehors de l’Icann n’intéressait personne. Les gens souhaitaient plus d’extensions dans l’Icann. Or, le système proposé est très cher, ça prend un temps fou et c’est très complexe à suivre.
Pourquoi la France ne crée-t-elle pas sa racine, pour des raisons de souveraineté ?
LP : Cela marchait du temps du gaullisme. Plus maintenant. Politiquement au niveau international, l’Europe est quasiment en coma. Les Européens n’ont aucune vision, ni aucune position au niveau de l’internet. Bruxelles ne veut aucune vague avec les Etats-Unis.
CL : Car nous sommes affiliés à l’Europe qui l’est aux Etats-Unis. On ne peut donc rien faire.
Une entreprise n’aura pas forcément intérêt à avoir une racine ouverte puisqu’elle rencontrera un problème de référencement.
CL : Non ce n’est pas un problème, il suffit de se déclarer auprès de Google. Quand Google ne vous trouve pas en tant que document, vous pouvez vous déclarer à lui par le moyen des Adwords.
LP : Les noms de domaine, c’est une question d’annuaire. Avec un nom, on va trouver l’adresse IP sur laquelle figure la page que l’on recherche. Ce ne sont ni Google ni Yahoo qui traitent de cela mais les serveurs de noms de l’Icann ou les nôtres, etc. Ils permettent de trouver sur le réseau la destination choisie. Il n’y aucune référence aux noms de domaine mais seulement des adresses en chiffres.
Parallèlement, on trouve des annuaires sur lesquels on regarde à quoi correspond tel nom. Il s’agit d’une simple table de correspondance avec le nom de domaine et l’adresse en face. Nous avons là affaire à d’autres machines. Ce sont des serveurs de noms qu’on appelle également DNS. Alors que les racines, ce sont une collection de TLD (extensions). Google référence des pages qui ont une adresse mais pour qu’il les référence, il faut acheter des mots clés via les Adwords. Si les racines ouvertes ne sont pas reconnues par Google, ce n’est pas parce qu’elles sont ouvertes mais parce qu’il n’y a pour l’instant pas assez de contenus dedans, donc pas assez de trafic.
Donc, une entreprise sera-t-elle référencée ?
CL : Au même titre qu’une autre grâce aux Adwords ou à une évolution des algorithmes de recherche.
Lorsqu’un internaute clique sur une adresse d’un site de racine ouverte il faut qu’il ait ajouté le DNS de cette racine dans sa machine. Cela peut se faire « à la main », c’est très bien référencé dans Google, ou être réalisé par le DSI d’une entreprise pour les personnes n’étant pas administrateur de leur poste. Une société ayant une racine ouverte doit donc communiquer pour donner le numéro de DNS à ses clients, fournisseurs, etc. Cela peut se faire par un clic sur un tag qui expliquera la marche à suivre, une information spécifique si c’est pour un public précis.
Aujourd’hui, une entreprise, petite ou grande, qui choisit une racine ouverte ne doit-elle pas avoir des compétences techniques ? Cela ne semble pas s’adresser à l’entreprise lambda.
CL : Au contraire, nous avons une offre qui est vraiment tournée vers l’entreprise lambda, vers les PME. Car ce sont elles qui seront pénalisées, quand toutes les extensions vont sortir.
J’imagine que vous les guidez techniquement, notamment sur les paramétrages de leurs machines.
CL : Chaque machine doit être paramétrée, mais c’est très simple à faire. Cela peut être le DSI de l’entreprise qui le fait une fois dans son système. Les usagers ne voient rien. S’il s’agit d’une petite PME, il faudra que chacun des postes de travail soit paramétré.
Les noms de domaine heurtent parfois les droits de propriété intellectuelle d’autrui. Comment gérez-vous cette problématique ? Dans vos conditions générales d’utilisation ?
CL : Nous avons des CGU qui prévoient ce cas de figure. Si quelqu’un achète par exemple un .loreal, il en est responsable. Comme lorsqu’il s’adresse à un registrar. Nous avons évidemment un rôle de conseil. On ne vendra pas une marque notoire, comme .loreal ou un terme choquant comme un .hitler, ou générique comme le .africa. Nous avons une déontologie. Sur le reste, nous ne faisons pas de blocage. Par exemple, le .mont-blanc peut convenir au site du Mont-blanc, à la marque de stylo, à la crème Mont-blanc, et à une personne qui s’appelle ainsi. Il n’y a donc aucune raison que ces quatre personnes n’aient pas leur propre extension puisque chacun des .mont-blanc aura un numéro différent, donc une racine différente.
Les Chinois fonctionnent-ils avec leurs propres racines ?
LP : Les Chinois ont fait sécession d’avec l’Icann en 2006. Une partie des serveurs passent par l’Icann, mais très peu en fait. Ils ont les deux systèmes : l’un en Ascii qui fonctionne avec l’internet occidental et un autre purement chinois. Ils ont créé un système de nommage autonome.
En Chine, il y a le chinois simplifié et le chinois traditionnel au niveau de l’écrit. Quand les Chinois acquièrent un nom de domaine à l’Icann, il est en simplifié. En parallèle le même nom de domaine était créé en chinois traditionnel, dans leur racine. Car leur culture s’exprime en chinois traditionnel, tel que la médecine chinoise, la poésie, la pharmacopée, etc.
La Chine aurait-elle créé ses racines ouvertes en 2006 pour des raisons pratiques ?
CL : Cela faisait déjà trois ans, après la réunion de Genève de 2003, que les Chinois attendaient de pouvoir écrire dans leurs caractères et que rien ne se produisait. A cette époque, ils avaient compris l’importance de l’internet pour l’élévation du niveau d’éducation de la population. En 2006, ils sont donc passés en IPV6. En neuf mois, la Chine était couverte de millions de serveurs. Quand je suis allée au mois d’avril à la réunion de l’Icann, qui se tenait en Chine, sur les nouvelles extensions,,, j’avais, dans la chambre de mon petit hôtel, mon login, mon mot de passe et mon numéro de DNS à introduire. J’étais sur le DNS chinois et j’ai introduit le numéro de DNS d’open-root qui m’a permis d’avoir accès à tout l’internet, contrairement au DNS chinois.
L’un des risques qu’on oppose aux racines ouvertes est celui de la fragmentation de l’internet.
LP : L’internet est fragmenté, depuis longtemps. Par les normes d’abord, avec IPV 4 et IPV 6. Aussi par les navigateurs qui ne donnent pas toujours les mêmes résultats. Il est également fragmenté par ce que l’on pourrait appeler la surveillance avec les liens entre Google et Gmail. On ne peut pas du tout dire que l’internet est homogène.
Dans une interview, vous avez dit : « Les applications populaires (Amazon, Apple, Google, Facebook, Twitter, etc.) sont devenues des systèmes insulaires où le nommage, la confidentialité, la gestion des échanges, ne relèvent d’aucun standard d’inter-fonctionnement. Les utilisateurs sont captifs de milieux propriétaires ne garantissant ni sécurité ni continuité de service. Comme ils sont de plus en plus
basés aux États-Unis aucune législation ne préserve la confidentialité des échanges, et le FBI a tous les droits d’investigation et de saisie sans informer les utilisateurs ».
LP : Ce sont des walled gardens, des jardins emmurés. Ce sont l’équivalent de territoires où chacun a ses lois, ses commerces, etc. Par ailleurs, leur fonctionnement est opaque.
Par exemple, leurs conditions générales d’utilisation ont plus de poids, en pratique, que les lois des Etats. D’ailleurs Stéphane Grumbach disait dans une précédente interview que Google a la puissance d’un Etat.
LP : Oui tout à fait. Et beaucoup plus que la plupart des Etats. Google ignore les lois de l’Europe, il s’en fiche.
Pour conclure, pensez-vous que ces sources ouvertes sont susceptibles de sortir des milieux alternatifs ?
CL : Nous avons trois cibles qui sont les marques déçues du programme Icann, soit parce qu’elles n’avaient pas l’argent pour concourir ou parce qu’elles ont été refusées, les PME qui doivent se faire au commerce électronique et les pays émergents.
Mais les PME peuvent faire du commerce électronique avec des noms de domaine classiques.
CL : Il faut qu’elle réussisse à obtenir un .com ou un .eu disponible.
Est-ce que cela a de l’importance ?
CL : Oui car cela génère des erreurs de frappe quand on ne mémorise pas l’adresse.
Pensez-vous que d’avoir une extension fantaisiste ou de sa marque inconnue, c’est mieux qu’un .fr ?
CL : Ce n’est pas le problème, c’est juste une manière de se différencier et d’avoir son nom de société. Et l’autre cible sont les pays émergents qui n’ont pas internet. Ils sont donc peu sensibles à la bible Icann de la racine unique. En revanche, il faut les « évangéliser » car ils ne savent pas ce qu’est un DNS, un TLD, une extension, etc.
Comment l’Icann perçoit-elle les racines ouvertes ?
LP : Elle n’en parle pas. Objectivement, nous sommes petits. Mais c’est le principe qui compte. Si ça marche, ça fera boule de neige. Car nos tarifs n’ont rien à voir avec ceux de l’Icann.
Les racines ouvertes permettent-elles d’éviter les saisies de noms de domaine aux Etats-Unis ?
CL : Oui, mais c’est un argument qui ne pèse pas lourd car tout le monde se croît irréprochable, et rares sont ceux qui ont conscience que leur nom de domaine peut être neutralisé. On ne se rend pas compte qu’un nom de domaine peut être au sein d’un grand nombre de noms de domaine mutualisés. Il existe des sites qui permettent de savoir avec qui on habite. 80% des noms de domaine sont sur un serveur mutualisé. Et si un des milliers de sites mutualisés se trouve dans la mire du FBI, ce sont tous les sites qui seront coupés. Il n’y a que les grandes entreprises qui disposent d’un propre serveur.
Louis Pouzin vous avez participé à l’édification de l’internet tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Avez-vous des projets ?
LP : Je travaille sur un futur système, qui n’est pas directement lié au nommage mais qui participe de la même idée. Il s’agit de donner à l’internet des fonctions qui ne sont pas disponibles pour tous. Cela concerne la sécurité, l’authentification, la mobilité et le multilinguisme en particulier. Ce sont des fonctions qui sont recréées par les applications, car elles sont insuffisantes ou inexistantes dans les couches basses de l’internet (TCP-IP). Il a été conçu dans les années 1973/1974, et il n’a guère changé depuis. Maintenant, il est obsolète.
Je travaille à une refonte des couches basses de l’internet, une nouvelle architecture qui, pour lancer des applications ou en créer de nouvelles, permet de s’authentifier, de fournir les ressources dont on a besoin, etc. Cela offre une boîte à outils dans laquelle on puise selon ses besoins de protection des systèmes. Cela permet également de construire des réseaux complètement indépendants, accessibles aux seuls utilisateurs autorisés.
Dans quel cadre travaillez-vous sur ce projet ?
LP : C’est un projet de recherche qui a démarré il y a 3/4 ans à l’université de Boston, qui est soutenu par des fonds européens, en collaboration avec deux laboratoires à Barcelone et en Irlande. Le chef de file est également un ancien de l’internet que l’on a bien connu dans les années 70, John Day. Aujourd’hui les hackers ou les mafias qui utilisent l’internet ne rencontrent aucune difficulté pour pénétrer où ils veulent. Ils connaissent tous les trucs. Les sociétés organisées pour l’espionnage savent très bien comment pénétrer dans les systèmes ou les bases de données, lire votre courrier, modifier les mots de passe, les détruire, etc. Tout cela est presque banal aujourd’hui. Je travaille sur un système de protection qui soit complètement étanche entre utilisateurs, sauf si ces derniers décident de travailler ensemble. Un ensemble d’utilisateurs qui constitue un réseau virtuel doit pouvoir fonctionner comme s’il était tout seul, sans que les autres sachent qu’il existe. Cela va prendre un certain temps, il faut déjà que ça fonctionne bien pour que les utilisateurs et les industriels croient qu’ils ont à faire à un futur raisonnable. Les prototypes, plus les applications, il faut compter encore un an ou deux. Ce n’est pas pour des raisons de complexité mais d’argent disponible.
Propos recueillis par Sylvie ROZENFELD