Avocat spécialiste de longue date du droit du numérique, Olivier Iteanu vient de publier un ouvrage intitulé « Quand le digital défie l’état de droit » dans lequel il dénonce l’évasion juridique opérée par ces géants américains de l’internet, qui, au nom de la liberté, imposent la loi du marché total et leur idéologie libertarienne. Dans cette interview, il décrit la manière dont les Gafam et autres licornes résistent à appliquer le droit européen en Europe et le font évoluer de l’intérieur vers des concepts qui leur sont favorables. Il constate que le droit en Europe mais aussi le raisonnement des cours suprêmes sont de plus en plus imprégnés par les concepts américains, que ce soit en matière de liberté d’expression, de droit d’auteur, de protection des données personnelles ou de vie privée. Selon lui, l’Europe a laissé faire, aveuglée, en partie, par le discours idéologique des libertariens et de la silicon Valley. Néanmoins, quand ces derniers sont face à une réelle volonté politique, comme on l’a vu en matière de droit d’auteur / copyrights, les géants de l’internet reculent. Olivier Iteanu appelle à un réveil des Européens sur ces enjeux de souveraineté.
Sylvie Rozenfeld : J’ai beaucoup apprécié votre livre qui vient de paraître : « Quand le digital défie l’état de droit » qui exprime ce que j’observe sur le droit du numérique, domaine que je suis, comme vous, depuis longtemps. « L’Union européenne colonie du monde numérique ? », tel était le nom du rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Cela aurait aussi pu être le sous-titre de votre livre, qui dénonce la colonisation du droit continental dont le droit français du numérique par la logique anglo-saxonne et surtout américaine. Vous n’hésitez pas à parler d’évasion juridique. Le droit européen serait en train d’être bouleversé, voire happé par le droit américain de l’intérieur. Cela concerne aussi bien la liberté d’expression, la vie privée, le droit d’auteur que la protection des données personnelles, mais aussi la manière de raisonner des cours suprêmes européennes (CJUE, CEDH) et Cour de cassation. Que voulez-vous dire ?
Olivier Iteanu : Cette réflexion est partie d’un premier constat que tout le monde peut faire, à savoir la perméabilité de la société européenne aux services numériques et à l’informatique communicante « made in USA ». C’est la raison de l’utilisation dans le titre du mot anglais digital. Ces services sont forcément associés à des contrats, même quand ils sont offerts gratuitement, qui déclarent le plus souvent être soumis au droit américain et plus particulièrement au droit californien, et qui désigne un tribunal californien comme juridiction compétente. Ils sont très rarement soumis au droit français. J’ai fait un second constat relatif à la diffusion dans les sociétés européennes des paroles de haine, que les Anglo-Saxons appellent le Hate Speech. En droit français, on les poursuit en tant qu’atteintes aux droits des tiers et de l’ordre public : injure, diffamation, discrimination, incitation à la haine raciale ou religieuse, etc. Nos textes de loi existent et ils s’appliquent, mais on a du mal à les faire exécuter dans la sphère numérique. J’ai donc cherché à comprendre pourquoi on rencontrait ces difficultés, en adoptant une approche systémique et non pas complotiste. Et je me suis rendu compte de la conjonction d’un certain nombre d’éléments dans le système digital qui concourent à mettre en place un autre système excluant l’application du droit européen.
S. R. : Quel est cet autre système ?
O. I. : Il correspond d’abord à une posture idéologique autour du concept de liberté, qui selon moi est galvaudé. Cette idéologie de la liberté dite totale est portée par des gens que j’ai bien connus quand j’étais à l’Isoc et à l’Icann. Ce sont les libertariens californiens qui considèrent que l’Etat doit être réduit à son plus strict minimum et que la loi ne doit servir qu’à garantir les libertés dans tous les domaines de la vie. Aujourd’hui, je vois cette posture comme un cheval de Troie d’un autre groupe constitutif du système digital que j’ai appelé la Silicon Valley qui veut imposer non pas une liberté totale mais un marché total. Pour ces entreprises globales que tout le monde connaît, seul le marché doit décider, l’Etat doit reculer ainsi que la régulation, notamment la régulation européenne.
L’autre élément déclencheur de la rédaction de cet ouvrage a été la lecture du livre de Jared Cohen et d’Eric Schmidt, aujourd’hui dirigeant d’Alphabet mais qui était à l’époque celui de Google, : « The New Digital Age » qui, sous des dehors de modernisme et de libertés, a un discours très terrifiant, voire totalitaire.